Rédigé par 14 h 14 min Littérature & Beaux-arts, Regards

Casanova, confessions d’un perdant magnifique (Histoire de ma vie, Premier volume – Ed. R. Lafont, 1993)

C’est le moment que nous choisissons pour inaugurer cette nouvelle rubrique, toute entière consacrée à la littérature, qui nous verra selon une périodicité toute irrégulière, flâner dans l’œuvre féconde des grands auteurs européens à la recherche de ce que les textes peuvent avoir de Baroque. Votre magazine élargit ainsi le champ de ses intérêts et nous espérons que nos lecteurs avides de découvertes y trouveront matière à quelques ravissements.

Portrait de Giacomo Casanova par Anton Raphael Mengs

 Casanova, confessions d’un perdant magnifique

(Histoire de ma vie, Premier volume)

Portrait de Giacomo Casanova par Anton Raphael Mengs

Portrait de Giacomo Casanova par Anton Raphael Mengs

“Ce sont des folies de jeunesse. Vous verrez que j’en ris, et si vous êtes bon, vous en rirez avec moi.” (Casanova, Préface de l’Histoire de ma vie)

Dissonance n’est pas fausse note, et au risque de nous attirer l’opprobre des lecteurs les plus jansénistes, nous nous inscrirons dans le climat de fronde à la mode en cette période automnale en ouvrant cette rubrique par un premier article traitant de l’Histoire de ma vie de Giacomo Casanova – né le 2 avril 1725 à Venise et mort le 4 juin 1798 à Dux – œuvre fleuve et tourmentée récemment rééditée. L’hérésie serait impardonnable si nous invoquions pas dès ce prélude la clémence d’Eugenio d’Ors qui dans Du Baroque souligne que l’esprit baroque n’est pas réductible à une période particulière, mais s’avère être une élégance intellectuelle durable, ne semblant s’éteindre que pour mieux mettre en relief l’œuvre des meilleurs artistes. Personnage aux multiples vies, jouisseur et narrateur de talent, Casanova mérite amplement cet adjectif de Baroque, tant son existence se rehausse de l’évocation de ses facettes et du récit de ses tourments.

Depuis 2010 et l’acquisition du manuscrit orignal par la BNF, l’œuvre de Casanova est l’objet d’un salutaire regain d’intérêt, qui, au delà des rocambolesques péripéties du rachat des quelques 3600 feuillets, a donné lieu fin 2011 à une très intéressante exposition à la bibliothèque François Mitterrand. Simultanément à La Pléiade, la collection Bouquins des éditions Robert Laffont réédite l’ouvrage, dans une version encore plus précise que celle de 1993 qui faisait déjà consensus, cette édition se référant directement au manuscrit pour livrer au lecteur un texte respectant scrupuleusement le phrasé de l’auteur, et n’hésitant pas à donner pour certains passages les versions alternatives écrites par Casanova, qui se montre en ces occasions habile à savoir changer de registre stylistique pour la narration d’un même événement. Et saluons au passage l’appareil critique établi par les universitaires Jean-Christophe Igalens et Erik Leborgne, remarquable de précision et de contextualisation, qui honore ses auteurs aussi bien que l’éditeur. Trois volumes seront consacrés à l’Histoire de ma vie, que devrait enrichir un quatrième tome de textes philosophiques. Après un premier volume paru au printemps 2013, un second est annoncé pour 2015, contraignant ainsi le lecteur à une attente que vient à peine consoler la promesse de futures extases.

Redécouvrir Casanova, en auteur majeur du dix-huitième siècle qu’il est, nécessite de le dévêtir des oripeaux qui affublent son personnage et qui confondent dans un même travestissement libertinage et débauche, séduction et copulation. Ce premier volume, qui relate en quelques 1300 pages les années de jeunesse de Casanova, de sa naissance en 1725, au début de son second séjour parisien en 1757, après son évasion de la prison des Plombs à Venise, est l’œuvre d’une initiation, d’un apprentissage des beautés et des cruautés du monde, une atmosphère si bien dépeinte en 1969 par Luigi Comencini, dans Casanova, un adolescent à Venise, probablement la meilleure tentative d’ adaptation à ce jour de cette œuvre majeure.

L’écriture de Casanova est Baroque, et purement italienne. Les exemples foisonnent pour s’en convaincre. Ainsi, dès les premières pages de l’ouvrage, le lecteur se trouve confronté à la description de la mort du père de l’auteur, à l’âge de trente-six ans, d’une tumeur purulente au cerveau. La scène qui, on le comprend, traumatisa le jeune Casanova, est rapportée avec un luxe grand-guignolesque de détails crus, à la manière de ces films outragés des années 1970 signés Mario Bava ou Umberto Lenzi. C’est là l’un des traits majeurs du Vénitien, une capacité de distorsion du temps qui le fera, conduit par ses seules émotions, narrer avec une incroyable précision des épisodes anciens et a priori insignifiants de sa vie, tout en étant d’un laconisme souvent frustrant sur d’autres, a l’exemple de ses pérégrinations de jeunesse en Italie, évoquées d’un trait si rapide qu’il en frise la désinvolture. 

Portrait de Casanova jeune

Portrait de Casanova jeune

Car si Casanova couche sa vie sur le papier, jamais il ne recherche l’objectivité. Sa plume alerte et gracile entraîne le lecteur dans un flot ininterrompu d’aventures dans lesquelles l’auteur se met en scène, jouant des situations et se déjouant de ses pairs. Toujours au premier plan, il ne s’attribue pas pour autant le beau rôle, sachant user d’une rhétorique libertine pour mieux souligner le peu d’emprise qu’il eut sur le cours de sa vie, le plus souvent porté par le tourbillon des événements, usant de son aisance et de son charme pour en tirer le meilleur parti. 

Cicerone de sa propre existence, il confesse n’être guidé dans ses actions que par la quête du plaisir, aime autant flouer dupes et falots que de se moquer des lois, et revendique sans vergogne son caractère aventurier, quitte à payer le prix fort des excès de son personnage, la narration de son emprisonnement à la prison des Plombs constituant une émouvante confession, que vient tout de suite balayer le lyrisme d’une évasion constituant d’acmé de ce premier volume.

Narcissique, avançant le plus souvent masqué par les volutes et les fioritures d’une plume habile à décrire les atours, Casanova se montre un acteur conscient de la comédie humaine qu’est la société italienne du second dix-huitième siècle, et sous l’artifice du burlesque pointe un regard teinté d’une ironie cynique, un œil à la fois lucide et narquois qui, du Décaméron de Boccace aux satyres sociétales de cinéastes tels que Risi ou Scola, constitue un sillon profond de l’esprit italien. En cela, Casanova mérite amplement l’adjectif devenu désuet de cabot, clown triste se mettant en scène et cultivant les plaisirs pour mieux cacher une profonde aversion pour ses contemporains.

Bigots, dévots et autres esprits chagrins décidés à ne voir en Casanova qu’un lubrique fanfaron se sont évertués à souligner à quel point celui-ci ne maîtriserait que très sommairement la langue française, dont l’utilisation ne serait qu’un prétentieux artifice de plus à une œuvre scabreuse. Car rappelons le si besoin est, l’œuvre de Casanova toute transalpine par son esprit, fut rédigée en français, son auteur devenant de fait le plus francophone des écrivains italiens. Lui même s’explique de cette démarche à plusieurs reprises, en particulier à la fin de la préface de 1791 : 

« La langue française est la sœur bien-aimée de la mienne ; je l’habille souvent à l’italienne ; je la regarde, elle me semble plus jolie, elle me plaît davantage, et je me trouve content. Sûr en grammaire et certain qu’aucun lecteur ne me trouvera obscur, j’ai défendu à mon éditeur d’adopter des corrections que quelque puriste constipé s’aviserait d’introduire dans mon manuscrit. […] Pourquoi jugerai-je la langue française insusceptible d’ornements italiens ? Pourquoi bornerai-je l’intelligence du Français en lui refusant la faculté de comprendre la force d’une période2 parce qu’elle exige une plus longue haleine ? »

Casanova est donc le premier à s’expliquer des italianismes et tournures inhabituelles qui truffent son manuscrits. Loin de heurter notre sensibilité, sa syntaxe, qui s’autorise avec une parcimonie de bon aloi allégories, rodomontades et digressions voluptueuses, nous entraîne dans les exubérances d’une existence à nulle autre pareille, tout en témoignant de cette époque, si chère à l’académicien Marc Fumaroli, où l’Europe parlait français.

En 1976, le casanoviste cinéphile pouvait beaucoup attendre de l’adaptation de la vie du Vénitien par Fellini, dont l’inventivité, la démesure et l’onirisme promettaient un film à la hauteur de la truculence de la vie de notre libertin voyageur. Pourtant, si une fois de plus Fellini éblouissait par ses qualités de metteur en scène, en faisant de Casanova un pantin stakhanoviste de  la fornication, dont la déchéance personnelle reflète la décrépitude nobiliaire de la fin du XVIIIème siècle, il ne rend pas hommage au personnage et contribue un peu plus à l’emprisonner sous la chape de plomb de l’image d’un séducteur malsain et obsédé qu’il n’est pas. Car, si il est un malentendu avec Casanova, c’est bien dans le rapport qu’il entretient avec les femmes, et la popularité qu’il acquiert après sa mort, et possède encore de nos jours, comme idéal-type du séducteur inconséquent est plus que réductrice. 

Casanova n’est pas un collectionneur à la manière d’un Don Juan, pas plus qu’un séducteur compulsif. Il est simplement séduit par les femmes, se plaisant à s’en faire aimer et sa sexualité a le goût de la distraction, du plaisir épidermique, la narration de ses vagabondages volages, au souvenir si prégnant après tant d’années, laissant transparaître l’amertume de la nostalgie. Car si son hédonisme et son goût de la liberté lui font connaître de multiples aventures féminines, Casanova laisse entrevoir que pour nombre de ses conquêtes, lui succomber est un moyen d’échapper, pour un moment fugace, aux carcans d’une société conventionnelle où les jouvencelles sont trop souvent enlevées à leurs amours ancillaires pour rejoindre le lit de vieillards cacochymes. L’apparat et la religion corsètent les galbes féminins dans la société de cette fin de siècle, réprimant le bonheur terrestre et la jouissance de la vie. Casanova aime de l’amour l’élan vital qu’il donne aux êtres et il n’aura de cesse, de la jeune Bettine qui l’initie à Padoue à ses premiers jeux érotiques à l’âge de treize ans, aux dernières rencontres triestines de la cinquantaine, de rechercher ce supplément d’âme qu’éprouvent deux corps qui exultent. Et quand il lui arrive par hasard de retrouver, des années plus tard, un ancien désir, c’est moins l’affaissement des chaires que l’éloignement des âmes qu’il déplore.

Certains lecteurs m’objecteront que notre Vénitien n’apparaît pas toujours aussi à son avantage dans ses rapports amoureux et que son livre recèle un bel éventail de comportements que la morale réprouve, Casanova s’adonnant, dans le désordre, au voyeurisme, au triolisme, aux plaisirs homosexuels, à la fréquentation des bordels, quand il ne dévergonde pas une religieuse dans un couvent froid et humide ou ne trousse avec légèreté servantes et courtisanes. A cela doit s’ajouter un discours affirmant l’infériorité de l’esprit féminin et comparant ces dames à un livre dont il faudrait feuilleter toutes les pages, le tout entrecoupé de descriptions des symptômes des maladies vénériennes qu’il colporte.

Si la narration évocatrice de ses amours débridés flirte parfois avec la redondance, Casanova y apparaît cependant toujours plus conquis que dominateur, guidé par le goût du partage et n’entraînant dans ses jeux que des personnes averties, portant aux nues ses idéaux de liberté morale. 

Manuscrit de l'Histoire de ma vie de Giacomo Casanova

Manuscrit de l’Histoire de ma vie de Giacomo Casanova

Mais ce que Casanova embrasse le mieux, c’est encore la société de son temps et l’Histoire de ma vie est aussi un grand tableau sur la société européenne de la seconde moitié du dix-huitième siècle. 

Il n’est pas nécessaire pour s’en convaincre d’évoquer de nouveau ses multiples tribulations. Grande noblesse et petite domesticité, nones vertueuses ou charlatans cupides sont pour notre Vénitien l’objet du même intérêt et miroirs de sa propre complexité. Au delà de cet aspect quasi sociologique de l’ouvrage, le lecteur attentif prendra plaisir à l’évocation de quelques débats du temps et aux portraits de figures célèbres brossées par la plume alerte de notre trublion. 

Ce premier volume le voit ainsi prendre part à la confrontation de style entre Lullystes et Ramistes, avec une nette préférence pour le second, ce qui espérons-le, ne ravivera pas cette ancienne querelle au sein de nos lecteurs. On y croise au fil des pages un faux La Rochefoucauld, le vrai Métastase, et un premier séjour parisien sera l’occasion de rencontrer Fontenelle, d’Alembert et de fanfaronner devant Crébillon, chez qui il finit par prendre des cours de français. 

Alerte, fougueux, avec parfois cette pointe de pédantisme que donne une trop grande assurance, Casanova brille et se fait remarquer dans tous les cercles où il est introduit, trouvant dans ces rencontres les préludes à ses ascensions et à ses disgrâces. Son œuvre est donc pour le lecteur contemporain l’occasion d’une foule de portraits racés, Casanova virevoltant d’un personnage à l’autre avec l’appétit et la curiosité propres aux meilleurs jeunes esprits. 

Narrant vingt-deux ans de la vie de son auteur, ce premier volume se clôt avec l’évocation de son évasion de la prison des Plombs, réel exploit qui en son temps fit parler de lui dans toutes les gazettes d’Europe. Au terme de ce tome, il reste à Casanova mille aventures à conter et presque un demi siècle à parcourir avant de s’éteindre dans la solitude du château de Dux. Cela lui laisse le temps de quelques rencontres et de brèves amours avant qu’il ne se fasse, un peu aigri, le témoin du crépuscule de son siècle. Casanova sera alors cet être vieillissant magnifiquement incarné par Mastroianni dans La Nuit de Varennes d’Ettore Scola (1982), qui l’imagine conversant avec Restif de la Bretonne, bercé par les secousses d’une carriole suivant le cortège d’une noblesse royale  pour qui sonne le glas d’une ère.

C’est pour toutes ces aventures, pour la narration pleine de verve de ses grandeurs et de sa déchéance, ainsi que pour appréhender un personnage si souvent fantasmé, que nous nous plongerons avec délectation dès parution dans la suite de cette œuvre au long cours, guettant en particulier le  plaisant scherzo constitué par son éphémère carrière de violoniste. Un concerto pour un homme seul, que son auteur su magistralement résumer en une formule aussi courte qu’appropriée : Vixi !

(A suivre…)

Pierre-Damien Houville

Bibliographie

Histoire de ma vie ; suivie de textes inédits, éd. présentée et établie par Francis Lacassin, Paris, R. Lafont, coll. « Bouquins », 1993 (3 vol., 1437, 1205 et 1427 p.)

Une aventure éditoriale (source BNF)

  • Avril 1798 Casanova tombe malade et interrompt la révision de son manuscrit.
  • 27 mai 1798 Son neveu, Carlo Angiolini, arrive en Bohême pour le soigner.
  • 4 juin 1798 Casanova meurt. Son neveu emporte le manuscrit d’Histoire de ma vie à Dresde. (Casanova avait songé à détruire son manuscrit.)
  • 1820 La famille Angiolini vend le manuscrit pour une bouchée de pain, dit-on, à l’éditeur Brockhaus, à Leipzig.
  • 1822 à 1828 Première édition « épurée » de l’Histoire en allemand (12 volumes). Une grande partie des passages dits licencieux est expurgée. 
  • 1826 à 1838 Première édition française « révisée ». Elle est traduite par Jean Laforgue. C’est cette version que lira Stendhal en 1826 et qui est toujours disponible aux éditions de la Pléiade.
  • 1945 Le manuscrit de Casanova échappe de peu à la destruction et est transféré de Leipzig à Wiesbaden. 
  • 1960 Parution de l’édition du texte original aux éditions Brockhaus-Plon.
  • 1993 Cette nouvelle version est reprise par les éditions Robert Laffont (collection Bouquins). Le grand éditeur Lacassin a écumé les châteaux de Bohême et les archives d’État à Prague et finit par livrer cette version définitive du texte.

 

Étiquettes : , , Dernière modification: 22 mai 2020
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