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De l’insoutenable légèreté de l’être

Sous l’égide de Bertrand Cuiller la musique s’apparente à une élégante conversation, un badinage mondain, plein de saillies spirituelles. Evitant les tempi trop lents, l’artiste offre une lecture jubilatoire et cursive des concertos pour clavecin de Bach, dont la texture est encore allégée par le recours à un soliste par parties.

Jean-Sébastien BACH (1685-1750)

Concertos pour clavecin BWV 1052, 1058, 1056 et 1055

 

Stradivaria : Daniel Cuiller, Anne Chevallereau (violons), Sophie Cerf (alto), Bruno Cocset (violoncelle), Benoit Vanden Bemden (contrebasse), Bertrand Cuiller (clavecin)

58’29, Mirare, 2009

[clear]Sous l’égide de Bertrand Cuiller la musique s’apparente à une élégante conversation, un badinage mondain, plein de saillies spirituelles. Evitant les tempi trop lents, l’artiste offre une lecture jubilatoire et cursive des concertos pour clavecin de Bach, dont la texture est encore allégée par le recours à un soliste par parties. Disons-le avec franchise, contrairement au choix interprétatif qui a été ici fait, nous ne pensons guère que ces concertos, probablement destinés à la vaste formation du Collegium Musicum de Leipzig, aient été conçus comme des concertos de chambre, à la manière des Concerti da camera vivaldiens ou des Brandebourgeois (en dehors du 5ème), où une phalange de solistes dialogueraient entre eux, pratiquement à égalité. Au contraire, leur structure serait plutôt celle de véritables concertos pour solistes, usant du contraste frontal entre le soliste et la masse orchestrale dans les tutti. Et c’est là une divergence de vues qui nous a empêché d’être totalement convaincus par cet enregistrement investi et de qualité.

Le tout premier mouvement s’avère d’une étourdissante splendeur : l’Allegro du concerto BWV 1052 – vaste fresque aux proportions étonnantes –  exhale les cordes sombres, fortement arquées, d’une pesanteur menaçante de Stradivaria. Les temps sont battus avec rage et précision, les violons et l’alto très impliqués. Bertrand Cuiller entame alors son discours d’un clavecin sonore, bien détaché, penseur lyrique et tourmenté. Le toucher est dynamique, un brin espiègle, très différent de la noirceur de l’orchestre, certains passages bénéficiant d’une texture remarquable due à un travail sur les couleurs de l’instrument ravalé par Philippe Humeau à partir d’un modèle XVIIème (lire l’interview pour plus de précision). Malheureusement, l’Adagio suivant ne parvient pas à prolonger cette ouverture si évocatrice, l’orchestre et le claveciniste semblant se côtoyer dans une intime indifférence. Bertrand Cuiller, plus à l’aise dans la fureur bouillonnante que dans la contemplation mélodique, ne parvient pas à insuffler suffisamment de tenue au mouvement, qui se perd dans les caprices d’un fleuve bordé par des cordes tour à tour assoupies ou interventionnistes. L’Allegro final est lâché de manière preste mais par trop carrée, avec les cordes de Stradivaria toujours aussi présentes (la faute à l’ingénieur du son ?) et des attaques assez raides, qui progressent par saccades, à la manière d’un Harnoncourt vintage des 70’s. A l’inverse, le jeu de Bertrand Cuiller n’appelle ici que des éloges, avec sa virtuosité décidée, quasi-virile, pressée d’en découdre, ses arpèges dévalés, ses trilles superbement mitrailleurs. Voici un clavecin spectaculaire, qui n’est pas sans rappeler celui d’Andreas Staier. Certes, ce clavier-ci ne laisse guère la place à la suggestion et aux silences mais sa course effrénée et jouissive confère à Bach un aspect risqué et imprévisible qu’on était peu habitué à entendre.

Le concerto BWV 1058, transcription du célèbre concerto pour violon BWV 1041 souffre encore une fois du premier violon envahissant de Daniel Cuiller, qui rivalise avec Bertrand Cuiller au point de renvoyer la composition vers ses origines violinistiques. En bref, dans les deux Allegros, on entend nettement plus les cordes que le clavecin et ce dernier se défend désespérément face aux velléités expansionnistes de ses collègues. Le phrasé est relativement heurté, “push and thrust” comme dirait les Angloys, la partition avançant malaisément la baïonnette au dos. L’Andante central, douce berceuse troublée par la contrebasse à la sonore gravité de Benoit Vanden Bemden, laisse toutefois à Bertrand Cuiller l’occasion de démontrer ses talents de conteur grâce à un jeu équilibré et poétique.

Les mêmes qualités et les mêmes regrets imprègnent les deux derniers concertos, avec un faible pour le dissert et mélancolique BWV 1056 à l’Allegro et au Presto très réussis mais au Largo trop cursif, d’une certitude accrue par le clapotis trop métronomique des pizzicati. Enfin le BWV 1055 – sur lequel nous sommes intransigeants car c’est l’un de nos préférés – est joué avec plus de classicisme, l’Allegro ma non tanto, fluide et lumineux, clôturant un enregistrement assurément intéressant, mais où les interventions de l’orchestre, dont on on regrettera au passage des timbres un peu ternes, n’ont pas toujours parues des plus intelligibles. Et cela est d’autant plus dommage qu’on admire les expériences audacieuses et inspirées de Bertrand Cuiller, claveciniste aux doigts ailés.

Amandine Blanchet

Technique : enregistrement neutre et précis, violon fortement en avant, écrasant parfois le clavecin.

Étiquettes : , , , , , , , Dernière modification: 25 novembre 2020
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