Rédigé par 14 h 53 min Entretiens, Rencontres

Entretien avec Jocelyne Cuiller, claveciniste

Entretien avec Jocelyne Cuiller, autour du clavicorde et de C.P.E. Bach. A l’occasion de la sortie de son 2ème disque consacré au clavicorde chez Fuga Libera que nous venons de chroniquer, Jocelyne Cuiller a accepté de nous en dire plus sur les sonorités douces, frémissantes et poétiques de cet instrument par trop méconnu, et à qui Ralph Kirkpatrick avait pourtant redonné toutes ses lettres de noblesse dès les années 50.

Entretien avec Jocelyne Cuiller, 

autour du clavicorde et de C.P.E. Bach

 

Jocelyne Cuiller au clavicorde. D.R.

“En fait le clavicorde n’a rien à voir avec le clavecin.”
A l’occasion de la sortie de son 2ème disque consacré au clavicorde chez Fuga Libera que nous venons de chroniquer, Jocelyne Cuiller a accepté de nous en dire plus sur les sonorités douces, frémissantes et poétiques de cet instrument par trop méconnu, et à qui Ralph Kirkpatrick avait pourtant redonné toutes ses lettres de noblesse dès les années 50. 

Muse Baroque : Vous avez consacré vos deux disques au clavicorde : pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec cet instrument ?

Jocelyne Cuiller : Cette rencontre fut un hasard : il y a une vingtaine d’années, j’accompagnais les cours de violon de Jaap Schröder à Clisson. N’ayant pas d’instrument sur place pour travailler,  une amie m’a prêté un petit clavicorde Heugel .J’ai trouvé cela très intéressant, à cause de la qualité de concentration que cet instrument  demandait, en raison de  son très faible son !. J’ai ensuite moi-même acheté un clavicorde en kit, et mon père, en amateur, me l’a fabriqué. Je me suis servi de cet instrument  durant toutes les vacances, chaque fois que je quittais la maison : le clavicorde est un petit instrument, donc très facile à transporter.

Fuga Libera, enr. 2007.

Patrick Chevalier, facteur dont j’avais déjà un grand clavecin (maintenant décédé depuis une dizaine d’années) a accepté de  m’en fabriquer un,  copie d’un instrument du Musée de Nuremberg. A partir de ce moment, j’ai commencé à travailler vraiment le clavicorde. Il faut dire que j’ai toujours eu une passion pour Carl Philipp [Emanuel Bach] dont c’était l’instrument préféré. Et puis m’est  venue l’envie de monter quelque chose, un spectacle. J’ai proposé à Philippe Lenaël, acteur lui-même au départ et aussi directeur du Printemps des Arts de Nantes, de lire des textes de Rousseau qui seraient ponctués de musique de Carl Philipp, et il a tout de suite accepté et programmé le spectacle au Printemps des Arts en 1996.

 

M.B. : Vous avez évoqué la faible puissance sonore de l’instrument : est-ce que cela ne pose pas problème pour les concerts ?

J.C. : Il faut évidement jouer plutôt dans une petite salle, une salle qui sonne bien, avec beaucoup de bois. L’instrument conditionne le choix du lieu. Mais j’ai joué  aussi à la Cité de la Musique dans la salle d’orgue, salle de deux cents places, et le public entendait très bien : l’acoustique y est exceptionnelle.

M.B. : En ce qui concerne l’enregistrement, quelles difficultés rencontre-t-on ?

J.C. : Il faut des micro extrêmement perfectionnés, afin ne pas prendre les bruits annexes de l’instrument, les bruits de bois, et aussi un excellent technicien preneur de son. Il ne faut pas oublier, pour les auditeurs, que le clavicorde s’écoute doucement (en conséquence, quand écoute sur sa chaîne privée, un enregistrement de clavicorde, il ne faut pas monter exagérément le niveau, sinon, on obtient très vite une saturation du son). 

M.B. : En écoutant le disque, on s’aperçoit que le clavicorde est un instrument capable de nuances : on est donc à mi-chemin entre le clavecin et le piano…

J.C. : En fait le clavicorde n’a rien à voir avec le clavecin, c’est l’ancêtre du piano. Si on le rattache au clavecin c’est que ce sont souvent les clavecinistes qui jouent cet instrument, encore que les pianistes s’y intéressent aussi.

Le son est produit par des lamelles de métal (qu’on appelle des tangentes) qui frappent deux cordes pour chaque par-dessous. Il y a deux sortes de clavicorde, le « lié » et le « non lié ». Les clavicordes liés sont plus petits : deux tangentes y parlent sur la même corde, par exemple fa et fa dièsesont sur la même corde. Avec le clavicorde, on peut faire des nuances mais aussi du vibrato (Bebung) : c’est le seul instrument à clavier qui permette de faire le vibrato qui s’obtient par la variation du toucher.

M.B. : Comment est déterminé le répertoire du clavicorde : est-il dûment précisé « pour clavicorde », ou est-ce l’interprète qui décide ?

J.C. : En fait, il y a seulement quelques partitions de Carl Philip qui sont écrites spécifiquement pour clavicorde, à ma connaissance, dont l’Adieu à mon piano. On le sait parce qu’il y inscrit des signes de vibrato (Bebung). Pour le reste, c’est une question de choix. On peut tout jouer, dans l’absolu, sur un clavicorde, c’est une question de goût. Après, il est certain que jouer une sonate de Scarlatti au clavicorde n’aurait pas grand sens ; à la limite une lente…

On peut tellement apprendre à chanter sur le clavicorde ! Si l’on joue bien du clavicorde, et Carl Philipp le dit lui-même, on jouera très bien du clavecin. Mais l’inverse n’est pas vrai.

D’autres auteurs se sont intéressés au clavicorde, un allemand a même écrit une méthode de clavicorde.
 

M.B. : Clavecin, clavicorde – mais nous en avons déjà parlé – virginal, épinette… Parmi cette prolifération organologique des instruments à clavier, comment s’y retrouver ?

J.C. : C’est assez simple en fait. L’épinette et le virginal sont en fait de petits clavecins, c’est tout. Le mode d’émission est le même : la corde est pincée par un bec. Seulement, parce que conçus à des époques différentes et dans des pays éloignés, ces instruments ont une forme de caisse très variable, et l’endroit où la corde est pincée est plus ou moins distant du point d’accroche des cordes, d’où les variations de sonorité et de puissance. 

M.B. : Qu’est-ce que vous diriez pour amener les gens au clavicorde ?

J.C. : Le problème, c’est qu’on ne peut pas dire, il faut entendre ! Les auditeurs qui se rendent à un concert de clavicorde ne savent en général pas ce qu’ils viennent écouter, et ils repartent complètement convaincus : je n’ai jamais rencontré de personnes qui me disent « Je n’ai rien entendu ». Ils sont surpris dans un premier temps, à peu près les deux premières minutes, puis ils sont charmés, puis complètement fascinés. Tant qu’on ne l’a pas entendu, on ne peut pas se faire une idée du clavicorde.

L’instrument demande beaucoup de concentration de la part de l’interprète, mais aussi du public, parce que l’écoute de l’émission de ce son oblige à être très concentré. Évidement, cela apporte un intérêt supplémentaire à l’œuvre. Dès qu’on parvient à réellement écouter, on est plongé dedans, on entre dans un univers nouveau, immergé entièrement dans la musique. Texte et musique créent un univers complètement différent de celui de la vie qu’on mène. Silence, concentration : c’est quelque chose d’exceptionnel de nos jours. Quand je travaille plusieurs jours sur le  clavicorde, j’ai du mal à revenir ensuite dans le « monde réel ». J’ai du mal à vivre avec les bruits de tous les jours… les applaudissements, à la fin d’un concert de clavicorde, semblent excessifs parce que rompant la douceur du son qui a précédé !

Fuga Libera, enr. 2004.


M.B. : Changeons maintenant de sujet… Dans la petite biographie qui vous est consacré dans la pochette de votre dernier disque, on peut lire que vous vous « passionnez pour la recherche sur l’interprétation de la basse continue ». Mais pourtant, la plupart des gens croient que tout est déjà donné, tout est déjà fait.

J.C. : Mais c’est loin d’être le cas. En fait, tout le monde fait un peu n’importe quoi, et peu de gens accompagnent dans le vrai style. J’ai travaillé avec Jesper Christensen qui a lui-même mené beaucoup de recherches sur le sujet. Il ne suffit pas de jouer une basse continue, il faut accompagner dans le style approprié. 

M.B. : Pour prendre un exemple concret, pourriez-vous nous éclairer un peu sur les différences entre trois compositeurs contemporains mais de formations différentes : Bach, Händel et Rameau ?

J.C. : Ça n’est pas facile. Händel écrivait dans un style assez italien, j’accompagnerais Händel dans le style italien. Pour Händel et Bach, c’est pratiquement pareil. En revanche, Rameau c’est complètement différent. La musique française est complètement différente des autres. Dans la musique allemande ou italienne, on peut avoir une main droite très inventive, pas dans la musique française.

On ne peut pas se permettre beaucoup d’expression en musique française. Pas de pont, de diminutions, on  n’ajoute pas de mélodie. On peut seulement ornementer dans les accords, ajouter des notes de passage, ornementer la basse.

M.B. : Et pour la musique anglaise, Purcell par exemple ?

J.C. : Ça n’est pas aisé… Purcell est très français par certains côtés, mais il prend des libertés avec le contrepoint qui n’entrent pas dans le style français, comme le croisement d’altérations : on peut trouver en même temps, chez Purcell, un fa dièse et un fa bécarre par exemple. 

M.B. : La basse continue semble en général un art très difficile. Seriez-vous cependant d’accord avec Rameau qui proclame dans son Code de musique pratique, au chapitre consacré à la basse continue, qu’il ne faut pas y penser, et que « les doigts vont tout faire » ?

J.C. : C’est le problème de l’apprentissage. Il faut acquérir des automatismes. On commence la basse continue en début de 2ème cycle, en début de 3ème cycle on doit connaître les accords, les chiffrages, mais les automatismes ne sont pas là. Je suis d’accord avec Rameau, mais seulement après des années d’apprentissage, quand on est un musicien aguerri !
 

M.B. : Pour finir, je voudrais vous demander quels projets vous avez pour la suite.

J.C. : Je m’interroge sur ce que je vais enregistrer  après ce disque. Ces «  rêveries » étaient un projet qui me tenait beaucoup à cœur, et c’est ce que j’ai toujours voulu faire, même s’il y en a eu un autre avant. Il représente l’aboutissement du travail que j’avais mené avec Philippe Lenaël, texte et musique. J’ai d’ailleurs tenu à ce que les textes figurent dans le livret – j’espère que les auditeurs les liront. J’ai besoin de laisser les choses mûrir longtemps, il faut que je laisse passer du temps maintenant. Peut-être me diriger vers les sonates de Haydn ?..  ou alors toujours et encore Carl Philipp… ! 

Propos recueillis par Loïc Chahine le 10 mai 2008

 

A lire :

Marcia Hadjimarkos, Le Clavicorde, Goldberg n°27, 2004.
Discographie sélective de clavicorde : http://www.clavichord.info/engl/cdeng.htm

Étiquettes : , , , Dernière modification: 9 juin 2020
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