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Les Jardins de Bomarzo

La narration des pérégrinations italiennes est un genre en soit, qui du Journal de Voyage de Michel de Montaigne (1581) au magnifique Voyage du Condottiere d’André Suares (1932) donna une longue suite de pages cultivées et brillantes, ou plus tristement cultivées, ennuyeuses et antisémites, à l’exemple des Sensations d’Italie de Paul Bourget (1891). Si les XVIIIe et XIXe siècles constituent un âge d’or des récits sur ce passage obligé de la noblesse et de la bourgeoisie européenne, il semble qu’aucun de ces auteurs ne décrive le joyau sculptural et le défi à la raison constitué par les jardins de Bomarzo.

Grand Tour et petits détours :
Les Jardins de Bomarzo (Latium, Italie)

La Porte de l'Ogre (entrée des Enfers)

La Porte de l’Ogre (entrée des Enfers).

« Le génie peut quelquefois luire prématurément ; mais dans l’éducation d’un peuple comme dans celle d’un individu, il faut que sa mémoire soit exercée avant de mettre en mouvement les ressorts de la raison ou de son imagination, et ce n’est qu’après les avoir imités longtemps que l’artiste parvient à égaler et quelquefois à surpasser ses modèles. »
Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, 1787.

La narration des pérégrinations italiennes est un genre en soit, qui du Journal de Voyage de Michel de Montaigne (1581) au magnifique Voyage du Condottiere d’André Suares (1932) donna une longue suite de pages cultivées et brillantes, ou plus tristement cultivées, ennuyeuses et antisémites, à l’exemple des Sensations d’Italie de Paul Bourget (1891). Si les XVIIIet XIXe siècles constituent un âge d’or des récits sur ce passage obligé de la noblesse et de la bourgeoisie européenne, il semble qu’aucun de ces auteurs ne décrive le joyau sculptural et le défi à la raison constitué par les jardins de Bomarzo.

Pourtant, le voyageur curieux de fantaisies et prompte à s’émouvoir des premières fissures du classicisme de la Renaissance italienne délaissera pour quelques heures le parvis du duomo de Spolète et les ors de son festival, pour se rendre à quelques lieues de là dans cette petite localité cachée dans les collines de la province de Viterbe. Comme souvent en Italie le village est perché, dominé par l’imposante masse du château de la famille Orsini, héritage de l’une des principales lignées de la noblesse italienne, qui donna à la péninsule pléthore de chefs de guerre et plusieurs Papes. Du château, de nombreuses fois remanié, et qui nécessiterait d’importantes restaurations, le regard du visiteur ne sera peut-être pas arrêté par le bois couvrant le vallon en contrebas du village, et qui vaut pourtant au lieu sa renommée, sous la dénomination, aussi fausse que racoleuse, de Parc des Monstres.

C’est en effet dans ce bois que Pier Francesco Orsini (~1523-1585), également connu sous le nom de Vicino Orsini, ancien condottiere pour le compte de la couronne espagnole et prisonnier au moment des Traités de Cateau-Cambressis (1559), fit édifier son fascinant jardin maniériste, prélude mystérieux et riche en symboles à un XVIIsiècle baroque.

Celui qui ne se promène pas dans ce lieu, les cils arqués et les lèvres closes, ne peut admirer les célèbres sept merveilles du monde.

Toi qui entre ici, réfléchis bien, pèse le pour et le contre et dis-moi si tant de merveilles ont été faites pour tromper ou pour l’amour de l’art. Les deux sentences faisant elles-mêmes écho à celle gravée au frontispice de la porte : Vous qui allez errants par le monde / pour contempler hautes et stupéfiantes merveilles / Venez ici !

Le promeneur ainsi averti est invité à déambuler dans le sous-bois, à la rencontre des sculptures fantasmagoriques qui peuplent le lieu. La promenade s’avère une exaltation de la conscience, sans cesse stimulée par une statuaire aussi mystérieuse que propice à la multiplication des symboles. Protée, divinité marine aux dons de prophétie se voit coiffée des armes de la maison Orsini, sans doute en référence à la voyante qui vit Vicino Orsini immortel à sa naissance. Et si l’on croise d’autres imposantes statues de divinités antiques (Venus, Proserpine ou encore Cerbère), la statuaire diffère des marbres antiques, à la fois plus ronde, plus massive, et aux visages particulièrement expressifs. Un dragon, des coiffes frisées et la représentation d’un éléphant terrassant un soldat feront immanquablement penser à la statuaire orientale et à l’épopée d’Alexandre, ou plus simplement à l’art étrusque si présent dans la région. On croise le géant Héraclès, haut de plusieurs mètres, écartelant Cacus, mais aussi une tortue ornée d’une Renommée et toisant un orque tout droit sorti des légendes maritimes, et cela à quelques mètres de Pégase et d’une maison délibérément penchée. Le bois renferme ainsi une trentaine de statues, souvent gravées d’inscriptions que le temps a rendu indéchiffrables, statues dont la plus impressionnante s’avère sans conteste être l’immense figure aux traits apotropaïques, souvent nommée Bouche des Enfers, et qui évoquera au promeneur la Bocca della Verita de l’église Santa Maria in Cosmedin de Rome. Ce n’est qu’après un long cheminement que le sentier ramène à une clairière où est posé un petit temple d’inspiration classique, surplombant le bois où nulle statue n’est plus visible.

Le labyrinthe ainsi tissé dans le bois de Bomarzo est déroutant…et gageons que tel était l’effet voulu par son concepteur. Car en effet, il apparaît trop simple de ne voir dans les statues du bois sacré que le résultat hétéroclite des divagations ou de la folie de Pier Francesco Orsini. Si depuis environ un siècle nombre de lectures furent données de ce si singulier assemblage, faisant parfois plus que flirter avec l’ésotérisme le plus abscons, il apparaît toutefois évident que le jardin de Bomarzo marque une rupture singulière avec le classicisme de la Renaissance et ouvre la voie à une exubérance statuaire toute Baroque.

Lorenzo Lotto (1480-1556), Un jeune malade ou Portrait de jeune homme au livre (1527).

Lorenzo Lotto (1480-1556), Un jeune malade ou Portrait de jeune homme au livre (1527). Parfois vu comme une représentation de Vicino Orsini, en particulier dans le roman de Manuel Mujica Lainez, et cela malgré une certaine incohérence des dates. Venise, Gallerie dell Accademia

Issus de la volonté et de l’imagination de leur commanditaire, et probablement mis en scène par l’architecte maniériste Pirro Ligorio (né vers 1510 et mort en 1583), qui s’est notamment illustré non loin de là dans les jardins de la Villa Lante de Bagnaia (aux abords de Viterbe), les jardins de Bomarzo furent conçus vraisemblablement à partir des années 1550 et leurs travaux s’étalèrent jusqu’à la mort du Prince Orsini en 1585 (ou 1588 selon les sources), les statues étant généralement attribuées à Simone Moschino (1533-1610). Nombre d’auteurs avancent le sac de Rome de 1527 par les troupes de Charles Quint au cours des guerres d’Italie comme césure entre une Renaissance toute tournée vers le classicisme et l’humanisme et le début d’une nouvelle ère artistique  caractérisée par son aptitude à se jouer des règles de la proportion et à user du symbolisme. Les jardins de Bomarzo, construits dans un amphithéâtre de verdure, en opposition à la conception classique des jardins à l’italienne, peuvent donc se lire comme une invitation à se détourner du dogme de la raison. C’est en tous cas la thèse avancée par l’historien de l’art Eugenio Battisti (1924-1989) qui parle à leur sujet « d’anti-Renaissance ».

Le dédale formé par le jardin est une ode à l’abandon et à l’errance, un itinéraire initiatique dans la grande tradition des mystères chers à l’antiquité, qui invite ici à s’immerger dans le sauvage. Une fois la porte franchie et lues les mises en garde des sphinx, le visiteur est amené à se dévêtir des oripeaux des rassurantes certitudes matérielles et émotionnelles propres à la vie sociale, pour se plonger dans un parcours purificateur destructeur des anciens dogmes. Le parcours, descendant vers le torrent, peut ainsi se lire comme une métaphore d’un voyage outre-tombe où chaque statue sera une étape de l’initiation, un questionnement de l’âme, qui ainsi soumise à d’incessants tiraillements, prendra enseignements de chaque énigme présentée à sa raison, et finira par s’élever vers la connaissance. L’Héraclès géant lacère l’âme, la tourmente pour la mener sur le chemin de la connaissance, où le visiteur verra son entendement vaciller face à la maison penchée, avant d’atteindre la bouche des enfers, visage bruegelien grimaçant sur laquelle l’inscription « chaque pensée s’envole » invite la raison humaine par trop trompeuse et limitée à abdiquer face à l’intuition, seule capable de transcender l’humain. Et si Cerbère, chien à trois têtes, sera encore la tentation de l’ambiguïté, en remontant vers la clairière et son petit temple le visiteur aura opéré au fil de sa sensibilité aux œuvres une mutation de l’âme du vil au noble au travers les méandres de sa conscience, et ainsi purgé de son égocentrisme il aura cheminé vers la liberté et l’extase, chaque étape représentant un degrés différent de la conscience. Une telle lecture des jardins peut d’ailleurs sans exagération faire penser à la structure de la Divine Comédie de Dante, qui apparaît alors comme une référence explicite.

Le lecteur l’aura compris, il n’est pas possible de donner une unique clef de lecture à la composition des jardins de Bomarzo, et souhaitons juste que ces dernières lignes donnent l’envie de se perdre dans un symbolisme aussi complexe que stimulant où chaque œuvre, déformant les proportions, jouant des emprunts artistiques, exagérant les formes et exaltant le mouvement, s’oppose volontairement au réalisme antique de la renaissance et préfigure un style qui s’épanouira complètement quelques années plus tard avec Le Colosse de l’Apennin (1580) de Giambologna, qui domine le bassin de la Villa di Pratolino au nord de Florence.

Carel Willink, Equilibre des forces (1964)

Carel Willink, Equilibre des forces (1964)

Aussi curieux que cela puisse paraître, les jardins de Bomarzo n’influencèrent pas l’art du XVIIème et XVIIIème siècle et, abandonnés, tombèrent dans l’oubli dès les générations qui succédèrent à leur concepteur. Remarquons au passage que Montaigne, très enclin à décrire les charmes de la Villa Lante ou l’architecture de la Villa Farnèse de Caprarola, semble ignorer complètement l’existence de Bomarzo. Et si leur théâtralité n’émeut guère durant trois siècles, faut-il invoquer leur relatif éloignement des principales routes italiennes, ou plus simplement une composition par trop savante et intimement associée à la personnalité de Vicino Orsini? Le vingtième siècle sera celui de leur reconnaissance, les jardins devenant une source d’inspiration pour nombre d’artistes et plus particulièrement pour les surréalistes, qui surent insuffler dans l’art une touche de déraison que les plus grands artistes baroques n’auraient pas reniée. Jean Cocteau visite le site, et l’écrivain André Pieyre de Mandiargues (1909-1991), surréaliste fantasque et érotomane averti consacre aux jardins un essai en 1957 intitulé Les Monstres de Bomarzo, de même que la romancière hollandaise Hella S Haasse (Les jardins de Bomarzo, en 1968). Salvator Dali se rend lui aussi à Bomarzo, en 1938, et s’en serait inspiré au moment de la composition de La Tentation de Saint-Antoine (1946), l’une de ses œuvres les plus célèbres, même si l’influence des jardins paraît autrement plus évidente chez Niki de Saint-Phalle dont La Grande Papesse des jardins des Tarots est un hommage évident à la Bouche des Enfers de Bomarzo. Les jardins deviennent aussi une source d’inspiration majeure du peintre néerlandais Carel Willink (1900-1983), qui se rendit sur les lieux en 1931 et en 1960 et dont l’imaginaire et le sens de l’irrationnel se marient fort bien avec la statuaire des jardins, qu’il reproduira à six reprises (Mathilde parmi les Monstres, Équilibre des Forces…). Notons pour être complet que le jeune Michelangelo Antonioni, non encore adoubé par sa longue suite de chefs d’œuvre postérieurs, réalisa sur les jardins un court documentaire intitulé La Villa des Monstres (1950), et qu’il est possible de trouver des séries de photos des jardins signées Herbert List (en 1952) ou Brassaï.

Mais c’est au-delà de l’atlantique qu’il faut aller chercher l’influence à la fois la plus notable et la plus musicale. Voyageant en Italie en 1958, l’écrivain argentin Manuel Mujica Lainez (1910-1984) se passionne pour le site et son concepteur au point d’en tirer un vaste roman, Bomarzo (1962), fausse autobiographie de Pier Francesco Orsini mais savoureuse fresque sur l’Italie de la fin de la Renaissance. L’ouvrage, qui honore la très grande culture de son auteur, s’autorise de délicieux anachronismes contemporains, l’auteur jouant de la prétendue immortalité prédit par une voyante à la naissance du narrateur. Et que notre lectorat, dont nous ne doutons que l’esprit subversif sache pour quelques instants s’affranchir des bornes temporelles de la musique baroque, prenne le temps de l’écoute de l’opéra que tira du roman Alberto Ginastera (Bomarzo, 1967), œuvre dodécaphonique en deux actes et quinze tableaux créée à Washington en 1967 par le regretté Julius Rudel, avec notamment la contralto Claramae Turner, disparue l’année dernière. L’œuvre ne fut donnée en Argentine qu’en 1972, auparavant interdite par le régime peu accommodant de Juan Carlos Ongania qui la jugeait pleine de sexe, de violence et l’hallucinations.

Ainsi en est-il du destin des atypiques jardins maniéristes de Bomarzo ! Précurseurs d’une démesure toute baroque, ils n’en furent pas moins superbement ignorés par les artistes des XVIIe et XVIIIe siècles, que les commandes d’évergètes urbains occupent trop pour qu’ils trouvent le temps de se perdre vers la lointaine Bomarzo. Mais un chef-d’œuvre se définit aussi par sa capacité à traverser les âges et Bomarzo connaîtra finalement son âge d’or en imprimant profondément le mouvement surréaliste qui trouve là matière à son onirisme. Les jardins essaiment ainsi dans l’art européen des années 1930 à 1980. Depuis, il semblent de nouveaux un peu délaissés, mais ne doutons pas que la fausse quiétude de ces sous-bois sache émouvoir le voyageur baroque qui en les arpentant se remémorera ce doux chant de la Folie :

Je veux finir
Par un coup de génie
Secondez-moi, je sens que je puis parvenir
Au chef d’œuvre de l’Harmonie  
(Jean-Baptiste Rameau, Platée, Acte II, scène 5).

Pierre-Damien HOUVILLE

Pour aller plus loin :

Lire :

  • Manuel Mujica Lainez, Bomarzo (1962), traduit de l’espagnol par Catherine Ballestero, Librairie Seguier Paris, 1987.
  • André Piyere de Mandiargues, Les Monstres de Bomarzo, Grasset, Paris, 1957.

Voir :

Ecouter :

  • Alberto Ginastera, Bomarzo (1967). 3 vinyles (CBS 32310006). Enregistrement avec le chœur et l’orchestre de Washington  sous la direction de Julius Rudel, avec Claramae Turner (contralto) et Joanna Simon (mezzo-soprano). Enregistrement ayant fait l’objet d’une réédition en coffret 2 CD en 2008, sous l’égide du ministère de la culture argentin.
  • Bomarzo Acte I, puis Acte II : https://www.youtube.com/watch?v=GUFmOAzZVgM et https://www.youtube.com/watch?v=2Oe4KkGBVr8
Étiquettes : , , Dernière modification: 9 juin 2020
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