Rédigé par 20 h 19 min CDs & DVDs, Critiques

La passion dévastatrice

La jeune et éplorée poétesse vénitienne Gaspara Stampa (1523 – 1554), chantée par Rainer Maria Rilke semble à la mythique Elissa ou Didon, reine de Carthage mille et mille fois abandonnée dans les livrets baroques. Tant Didon que Gaspara Stampa partagent le regret du départ, de l’indifférence et de l’abandon de leur amant, appelées par la guerre pour l’une et par son destin pour l’autre.

Henry PURCELL (1659-1695)

Didon & Enée (Dido & Aeneas)

Livret de Nahum Tate 

Simone Kermes (Dido), Deborah York (Belinda), Dimitris Tiliakos (Aeneas), Oleg Ryabets (Sorceress), Yana Mamonova, Elena Kondratova (Enchantresses), Margarita Mzentseva, Sofia Fomina (Women), Valeria Safonova  (Spirit),

The New Siberian Singers (chef de chœur : Vyacheslav Podyelsky)
MusicAeterna (sur instruments d’époque) 

Teodor Currentzis, direction

[clear]

“À votre départ, avec vous m’ont quittée
Toute la joie et ma seule espérance,
L’ardeur, la force, le cœur et l’insouciance,
Et pour peu l’âme et la vie.” 
Gaspara Stampa – sonnet 200. 

La jeune et éplorée poétesse vénitienne Gaspara Stampa (1523 – 1554), chantée par Rainer Maria Rilke semble à la mythique Elissa ou Didon, reine de Carthage mille et mille fois abandonnée dans les livrets baroques. Tant Didon que Gaspara Stampa partagent le regret du départ, de l’indifférence et de l’abandon de leur amant, appelées par la guerre pour l’une et par son destin pour l’autre.  Presque 150 ans après le sonnet de Gaspara Stampa, au bord de la froide Tamise, Purcell créé sa version de l’abandon de Didon, sans doute en 1689, au sein de l’école du danseur Josias Priest. Ce personnage avait été emprisonné des années auparavant car il avait dansé sans autorisation et était un des défenseurs de l’art lyrique et chorégraphique à la française. Il est tentant de supposer de l’enseignement du chant et du style opératique naissant d’outre-manche au sein de cette institution que fut le Josias Priest’s school for young Gentlewomen de Chelsea, dont l’appellation n’est pas sans nous rappeler l’École pour Jeunes Filles Nobles de Saint-Cyr, siège des splendides Esther et Athalie de Racine et Jean-Baptiste Moreau.  Mais c’est la probable année de création de ce court mais efficace opéra qui lui donne encore plus de complexité. L’année 1689 est pour l’Angleterre celle de l’établissement définitif de la monarchie anglicane protestante. De plus, malgré l’instabilité politique, la constitution du Bill of Rights et sa teneur quasi démocratique au sens moderne, achèvent sensiblement le laboratoire politique britannique jusqu’au XIXème siècle et les réformes sur le suffrage. Mais les querelles dynastiques restent latentes et les “jacobites” réfugiés en France avec le roi catholique Jacques II (1685 – 1688) font craindre un retour à la guerre civile. C’est là qu’intervient le sujet troublant de Dido and Aeneas et son librettiste consacré Nahum Tate. Dido and Aeneas raconte l’amour et l’abandon de la reine de Carthage par Enée qui est manipulé par les forces malignes des sorcières contrairement au texte antique de l’Énéide où Virgile fait intervenir les Dieux pour séparer les deux amants et conduire Énée en Italie. Dans un sonnet au roi Jacques II, Nahum Tate l’avait déjà comparé à Énée et il ne serait pas impossible que Dido and Aeneas fasse référence à cette personnification. En effet le roi Jacques- Aeneas ne quitte pas le sol anglais abandonnant un peuple au désespoir (Dido) par le dessein des Dieux, mais par la manipulation mesquine, fallacieuse et perverse des intolérantes nécromanciennes, jalouses du bonheur des deux amants. Dido and Aeneas, œuvre riche tant musicalement qu’idéologiquement n’excuse pas la politique malheureuse des jacobites, il les rend coupables de la détresse de la guerre et la destruction de l’harmonie.

Avec une rhétorique puissante et une efficacité musicale hors pair, Dido and Aeneas sait conjuguer un texte teinté de beauté contemplative et de profondeur dramatique et la partition de Purcell  qui en sublime les accents avec une palette ravissante. Cette œuvre à été reprise à l’infini durant la redécouverte du baroque et figure comme l’un des “musts” de tout ensemble ou festival de musique ancienne. Cependant, ce qui semble un opéra simple d’approche peut révéler la faiblesse d’un orchestre et les limites de certaines interprétations.

Forts d’avoir remporté les palmes d’un Judas Maccabeus aux panaches éblouissants et à la force incroyable, Leonardo García Alarcón et la Cappella Mediterranea accompagnés par La Nouvelle Menestrandie s’essayent dans les émoluments et les ébats de Dido and Aeneas au sein du Festival d’Ambronay. Si bien il est aisé de penser qu’une partition baroque ouvre à chaque interprète pléthore de possibilités, quand l’œuvre a été entendue à l’infini depuis les années 1950, le danger de rendre une lecture aux résultats médiocres et très important. L’originalité absolue dans la reprise d’un opéra comme Dido and Aeneas doit justifier l’enregistrement et la redite.

Dans ce disque, Leonardo García Alarcón, nouvelle constellation dans l’empyrée du baroque, fait appel aux musiciens genevois de La Nouvelle Menestrandie en plus de sa Cappella Mediterranea et la seule évocation de leur incursion dans Dido and Aeneas promettaient un changement radical dans la lecture et l’écoute de la musique de Purcell. Cependant, la sagesse l’emporte souvent sur le drame et le théâtre s’éclipse derrière un recueillement chambriste qui alourdit l’action. Dès la Symphony d’ouverture nous ne sommes plus dans la floraison splendide du drame et les mesures qui semblent appeler l’esprit de Jean-Baptiste Lully. Nonobstant la beauté de certains moments tels les ensembles ou bien l’accompagnement des airs de Dido et de Belinda ainsi que l’italianisation réussie et bien trouvée des scènes de sorcellerie, nous avons trop souvent l’impression d’assister à l’opéra derrière un rideau sans être plongés dans le drame. Par ailleurs, inexplicablement, certains moments perdent de leur teneur populaire ou chorégraphique, notamment l’air du Sailor, “Come away fellow sailors”, qui est débité à une telle vitesse qui le rend presque inintelligible, de même pour la petite danse des marins qui suit qui n’a rien de dansant mais devient une folle course de notes vers la dernière scène de Sabbat qui est aussi rapide qu’un cauchemar plutôt qu’une invocation puissante, terrifiante et vengeresse. La fougue est parfois dévastatrice pour la rhétorique dramatique de l’opéra.

Et pourtant, bien supérieure à certaines interprètes qui font passer le désespoir par le cri et le vagissement, la superbe Solenn’ Lavanant Linke incarne une Dido royale, parfois hiératique mais d’une humaine fragilité intrinsèque qui communique avec une émotion déchirante la douleur de l’abandon et le désespoir du coeur brisé. Nous louons ses nuances et surtout la délicatesse de son timbre et l’originalité de sa prestation dans les airs en miroir “Ah Belinda, I am prest with torment” et “Thy hand Belinda”.

Nous saluons de même la Belinda de Yeree Suh, à la déclamation théâtrale délicieuse et aux nuances marquées. Ses interventions sont toujours teintées de vocalises équilibrées et brillantes, justes et bien posées. En revanche, Alejandro Meerapfel en Aeneas ne nous surprend pas, sa voix – malgré les nuances apportées – ne semble ciseler ni le texte de Tate ni la musique de Purcell, les déclamations sont peu intelligibles et les vocalises au lieu d’être dramatiques ou volontaires, se perdent dans un cri. Nous venons à regretter Christopher Maltman avec William Christie à l’Opéra Comique ou bien Furio Zanasi à la Royal Opera House.

Le quatuor maléfique est intégré du contre-ténor Fabian Schofrin qui emploie ici les couleurs sombres et même contrefait sa magnifique voix pour incarner la Sorceress vindicative; Mariana Flores campe à la fois une sorcière grimaçante et une Second Woman de rêve dans un des plus beaux moments de ce disque “Oft she visits this lov’d mountain”; Magali Arnault et Christophe Carré, avec beaucoup de humour noir débitent les incantations terribles des deux autres êtres maléfiques. Finalement, Valerio Contaldo s’avère décevante en Sailor, sans beaucoup d’envergure ni d’humour populaire que son seul air évoque.

Malgré la présence de certains interprètes d’exception et quelques beaux moments dans cette nouvelle Dido and Aeneas, nous regrettons l’éloignement de l’esprit de l’œuvre et du brouillage des pistes musicales que Purcell semble établir par le choix de tempi parfois malheureux. Nonobstant nous observons que Leonardo García Alarcón et ses artistes nous ont ouvert certaines pistes insoupçonnées dans l’interprétation de cet opéra, notamment l’intimité douloureuse des airs de Dido et le caractère italianisant des scènes infernales. Tout comme la mort de Gaspara Stampa et la désolation de sa solitude, Dido s’endort dans l’étagère silencieuse, il en sortira à nouveau pour chanter les montagnes, les mers et les voiles distantes qui s’éloignent vers l’oubli.

Pedro-Octavio Diaz

Technique : captation naturelle et équilibrée.

Étiquettes : , , , , Dernière modification: 11 juillet 2014
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