Rédigé par 15 h 04 min CDs & DVDs, Critiques

“Le neuvième travail consista à rapporter la ceinture d’Hippolyté…” Apollodore, II, 5, 9.

Rome est pour nous actuellement le siège immuable de l’antiquité impériale et de la pourpre pontificale si ce n’est aussi les bacchanales nocturnes et aquatiques d’Anita Eckberg sous la lunette immortelle de Federico Fellini. Outre les sursauts du feuilleton Berlusconien ou bien la magnificence des fontaines et des palazzi, Rome porte en elle l’héritage de sa couronne de capitale du Baroque.

Antonio VIVALDI (1678-1741)

Ercole sul Termodonte (Rome 1723)


Rolando Villazón – Ercole
Vivica Genaux – Antiope
Joyce DiDonato – Ippolita
Patrizia Ciofi – Orizia
Diana Damrau – Martesia
Romina Basso – Teseo
Philippe Jaroussky – Alceste
Topi Lehtipuu – Telamone 

Europa Galante
Direction Fabio Biondi 

2 CDs, 65’05 + 78’56, Virgin Classics, 2010

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“Le neuvième travail consista à rapporter la ceinture d’Hippolyté. Hippolyté était la reine des Amazones; elles habitaient près du fleuve Thermodon, c’était un peuple vraiment valeureux à la guerre.”  Apollodore, II, 5, 9.

Rome est pour nous actuellement le siège immuable de l’antiquité impériale et de la pourpre pontificale si ce n’est aussi les bacchanales nocturnes et aquatiques d’Anita Eckberg sous la lunette immortelle de Federico Fellini. Outre les sursauts du feuilleton Berlusconien ou bien la magnificence des fontaines et des palazzi, Rome porte en elle l’héritage de sa couronne de capitale du Baroque.

Après la renaissante Florence, reine du bucolique Cinquecento, c’est la ville des Papes, la noble et antique Rome qui fleurit sous son ciel sa guirlande de clochers. De Michel-Ange à Porpora, de Sanzio à Luigi Rossi, l’importance pour les arts baroques de la Ville Sainte est essentielle, surtout célèbre pour la qualité des castrats de la Chapelle Sixtine.  Mais, siège de la foi catholique oblige, le Souverain Pontife, monarque absolu de l’Urbs, doit veiller sur les mœurs et notamment sur ce qui se passe sur les planches de cet opéra d’abord au Tordinona, puis au Valle ou encore au Capranica. L’opéra romain, sublimé par Luigi Rossi, Bernardo Pasquini, Marco Marazzoli ou les frères Mazzocchi, est devenu au XVIIème siècle aussi le lieu de toute dissipation. Armé de sa tiare et du fouet pharaonique, Innocent XII Ganganelli (1692 – 1700) fait notamment fermer le Tordinona et interdit la scène aux femmes, et son successeur le sévère Clément XI Albani (1700 – 1721) interdira formellement la représentation de toute œuvre lyrique, plongeant finalement l’éclatant opéra romain dans un sommeil profond de 21 ans.

Le 23 janvier 1723, Antonio Vivaldi créé son Ercole sul Termodonte dans une ambiance renaissante, l’opéra retrouve des couleurs nouvelles qui, après 21 ans de léthargie, ne peuvent que venir de Naples, Milan ou Venise. Pour cette création au Teatro Capranica, un des plus importants de l’histoire de l’opéra baroque, Vivaldi compte une équipe uniquement masculine mais avec des chanteurs exceptionnels tels le ténor Pinacci et le jeune Carestini. La partition est à la hauteur et rencontre le succès que le Preste Rosso est venu chercher sur les scènes du Tibre. Ercole sul Termodonte dépeint librement le neuvième travail d’Héraclès qui le mène sur les bords du Thermodon en Cappadoce pour ravir à la farouche Hippolyté, souveraine des Amazones, la ceinture qu’elle détenait d’Arès, son géniteur. Vivaldi varie les effets et les styles pour dépeindre le monde des amazones et celui des expéditionnaires héracléens, pour les premières il s’appuie davantage sur un dramatisme émotionnel plus vif en allant jusqu’à l’intime, la contemplation, la coquetterie; les Amazones sont des êtres de sentiment plus que de fougue, malgré les rodomontades de la fière Antiope.  Le langage musical des Amazones trahit davantage la noblesse que celui des compagnons d’Hercule. Ces derniers ont des airs plus martiaux à la limite de la barbarie virtuose, ils sont dépeints comme des va-t-en-guerre, une horde de rustres orgueilleux et insensibles. En somme, le combat entre les compagnons d’Hercule et les Amazones est une jolie métaphore de la guerre des sexes et un raccourci intéressant serait de mettre en avant alors que les superbes femmes guerrières seraient plus “nature” que leurs rivaux masculins, une sorte d’Avatar revu par Woody Allen agrémenté d’une musique spectaculaire.

Au delà du délire hollywoodien, Ercole sul Termodonte a sombré après son apothéose dans l’oubli, et – bien pire – dans l’éparpillement de ses sources musicales, puisqu’aucune partition intégrale n’a été conservée. Grâce au génie de chineur de Fabio Biondi et sa sage reconstruction avec des fragments pour les uns à Paris, pour les autres en Allemagne ou quelques restes en Italie, le chef d’Europa Galante nous rend l’image la plus plausible de ce qu’aurait pu entendre l’assistance du Teatro Capranica en 1723. Renouant avec la prestigieuse distribution de l’époque de la création, Fabio Biondi s’entoure des meilleures voix du baroque et de deux nouveaux venus, Rolando Villazón et Diana Damrau, qui subliment de leur talent les joyaux de ce splendide palimpseste.

 

© Virgin Classics

Tout d’abord il convient de saluer la prestation toujours brillante de Fabio Biondi et à son Europa Galante aux timbres justes, alliant la sensibilité à la couleur, donnant à Vivaldi son énergie sans dénaturer les tempi. Nous découvrons chaque instant la profondeur des sentiments que les airs illustrent, ou bien la théâtralité efficace des récitatifs soutenus par un continuo précis et actif.

En tête de la distribution et enregistrant avec cet Ercole son premier opéra baroque en intégrale, Rolando Villazón campe le fier et triomphant fils de Zeus. Cependant, en dépit d’une réelle volonté de se plier aux contraintes de l’interprétation avec instruments anciens et aux difficultés de la partition, il faut admettre que le ténor mexicain ponctue ses interventions de vocalises plus véristes que baroques, notamment sur ses airs guerriers tels “Non fia della Vittoria” ou le “Coronatemi le chiome”. C’est avec soulagement que nous trouvons quelques perles, dans des moments de belle contemplation tel le “No, non dirai così” où sa voix semble voguer parmi les pizzicatti avec aisance et délicatesse. Autrement, le “Vedra l’empia”, menace à fleur de peau aux syllabes retentissantes, s’avère dramatique et efficace.

En “deuxième Amazone” la puissante Vivica Genaux nous enchante encore et encore dans Vivaldi de par le grain profond de sa voix et la riche orfèvrerie de ses vocalises, qui rend sublimes tous les airs qu’elle interprète. Impliquée de bout en bout dans son rôle farouche et indomptable dans le terrible  “Con aspetto lusinghiero” ou le très beau et contenu “ Bel piacer ch’è la vendetta” aux couleurs sombres et passionnées, Vivica Genaux ne cesse pas de nous émerveiller dans ce rôle d’Amazone qui lui va à ravir.

Souveraine des Amazones et porteuse de la ceinture convoitée, Joyce DiDonato est la noble Ippolita. Accentuant le contraste du double registre de son mezzo puissant, elle affronte la partition avec force et virtuosité, tout en nous offrant des airs bucoliques et champêtres empreints d’une suave insouciance tels “Non saria pena la mia” ou “Onde chiare che sussurrate” dans lequel elle est presque méconnaissable et nous étonne avec ses doux gazouillis. Hélas, l’un des airs les plus beaux de l’opéra, l’intempestif “Da due venti”, semble étonnamment moins inspiré : Joyce di Donato paraît hésiter dans les périlleux sauts et changements de registre, et nous regrettons l’ardente prestation de Roberta Invernizzi  lors des représentations du Théâtre des Champs-Elysées de janvier 2009, qui nous avait fait entendre la tempête, et le déchirement de l’âme dans les cahots violents du cœur.

Récemment venue sur les rivages baroques, Diana Damrau aux aigus stratosphériques nous offre une Martesia, fille de la reine Ippolita, empreinte de coquetterie et non démunie d’humour. Le “Certo pensier ch’ho in petto”, chanté avec le sourire par une Diana Damrau solaire, dépeint la sensibilité adolescente empreinte de fantaisie de la jeune Martesia, tandis que dans “Ei nel volto ha un non so che” Diana Damrau, adoucissant son aigu, se transfigure dans la fragilité et la malice de la joyeuse Amazone amoureuse. Saluons donc le travail de Diana Damrau qui adopte le langage vivaldien avec une ornementation riche et une excellente implication, et constitue l’une des plus grandes réussites de cet enregistrement.

Romina Basso, au mezzo corsé et charnu nous enchante ici en Teseo, elle porte notamment un des airs casse-cou de la partition le “ Scorre il fiume” où elle se surpasse totalement dans les vocalises et la course passionnée vers la mer. Cependant dans l’élégiaque elle nous élève avec une émotion vive et évocatrice dans “Occhio che il sol rimira”. Romina Basso que ce soit dans les rôles masculins ou féminins réussit à rendre audible le subtil et les trésors cachés rien qu’en attaquant une partition, elle a une présence indiscutable.

Dans ses rôles secondaires, cet Ercole sul Termodonte compte avec les magnifiques aigus de Patrizia Ciofi en Orizia, incroyable dans l’imprécation apocalyptique du “Cadro, ma sopra il vinto”. Nous retrouvons aussi avec plaisir le fidèle vivaldien Philippe Jaroussky dans le rôle d’Alceste aux prestations de plus en plus dramatiques et l’impliquées comme le montre l’enthousiaste “Sento con qual diletto”. Dans le court rôle de Telamone, le magnifique ténor Topi Lehtipuu continue sa participation au défrichement de l’œuvre de Vivaldi par son sublime concours dans cet Ercole, notamment dans son seul air “ Tender lacci egli pretesi” aux accents guerriers repris de l’Armida al campo d’Egitto spectaculairement servis par Topi Lehtipuu. Nous regrettons une participation si courte et espérons très prochainement le retrouver dans ce registre opératique baroque pour ténor rarement mis en lumière de manière si convaincante.

“L’alta Roma, reina del Mondo” clame l’Ange à la fin du San Filippo Neri d’Alessandro Scarlatti du temps de la cruelle prohibition, témoigne à la fin de celle-ci de la grandeur de son génie en mettant sur les planches de ses théâtres des chefs d’œuvre tels l’Ercole sul Termodonte aux fracas des sentiments plus bruyants que ceux de l’Amazonomachie. Saluons donc, au temps mondialisé, ce témoignage fragile du temps passionné des antiquités chantantes, un rêve musical qui fit voguer les gondoles sur le Tibre et vit s’incarner pour une soirée l’indomptable Hercule du Palazzo Farnese.

Pedro-Octavio Diaz


Technique : prise de son précise et claire, bien spatialisée, manquant un peu de chaleur.

Site officiel d’Europa Galante

Étiquettes : , , , , , , , , , , Dernière modification: 21 juillet 2020
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