Rédigé par 20 h 11 min CDs & DVDs, Critiques

Plaisirs, doux vainqueurs… (Rameau, Hippolyte & Aricie, Christie, Kent – Glyndebourne, Opus Arte)

La production 2013 de Glyndebourne emprunte avec bonheur quelques-uns des interprètes de la remarquable production de Garnier en 2012, dirigée par Emmanuelle Haïm. On y retrouve en particulier le couple royal composé de Sarah Connolly et Stéphane Degout, ainsi que François Lis (qui ajoute le rôle de Neptune à ceux de Pluton et Jupiter).

Jean-Philippe Rameau (1683 – 1764)

Hippolyte & Aricie

Opéra en un prologue et cinq actes, sur un livret de l’abbé Simon-Joseph Pellegrin d’après Racine.

hippolite_aricie_glyndebourne_opus_arteFilmé les 19 et 23 juillet 2013 à l’Opéra de Glyndebourne (East Sussex)

Ed Lyon (Hippolyte), Christiane Karg (Aricie), Sarah Connolly (Phèdre), Stéphane Degout (Thésée), François Lis (Pluton/ Jupiter/ Neptune), Katherine Watson (Diane), Emmanuelle de Negri (la Grande Prétresse de Diane/ une chasseresse/ une bergère), Mathias Vidal (Suivant de l’Amour/ Première Parque), Ana Quintans (l’Amour), Aimery Lefèvre (Arcas/ Deuxième Parque), Julie Pasturaud (Oenone), Samuel Boden (Mercure), Callum Thorpe (Troisième Parque), Loïc Félix (Tisiphone), Charlotte Beament (une prêtresse), Timothy Dickinson (un chasseur)

Mise en scène : Jonathan Kent
Décors et costumes : Paul Brown
Lumières : Mark Henderson
Chorégraphie : Ashley Page

Sophie Allnat, Thomas Baylis, Nicole Craddock, Antony Kurt Gabel, Jarkko Lehmus, Martin Lindinger, Naomi Murray, Johanna Nuutinen

Glyndebourne Chorus
Chef du chœur : Christopher Bucknall
Orchestra of the Age of Enlightement
Direction : William Christie

2 DVD.  186′ (bonus : 15′). Opus Arte. 

La production 2013 de Glyndebourne emprunte avec bonheur quelques-uns des interprètes de la remarquable production de Garnier en 2012, dirigée par Emmanuelle Haïm. On y retrouve en particulier le couple royal composé de Sarah Connolly et Stéphane Degout, ainsi que François Lis (qui ajoute le rôle de Neptune à ceux de Pluton et Jupiter). Mais elle se démarque fortement par sa mise en scène. Là ou Ivan Alexandre nous avait gratifié d’une évocation minutieuse de l’univers raffiné du XVIIIème, Jonathan Kent innove brillamment avec un décoiffant mélange de baroque “historique” et de clins d’œil modernes, offrant une lecture assez personnelle de l’œuvre. S’appuyant avec quelque légitimité sur l’affrontement du prologue, il en infère que l’univers de Phèdre est un monde froid et austère, incompatible avec les passions bouillonnantes et incontrôlables de l’Amour. Sa mise en scène développe une acception littérale de cette proposition : le prologue a pour cadre les compartiments remplis de victuailles d’un réfrigérateur, et Phèdre prend naturellement place dans le freezer, tandis que l’Amour émerge à grand’peine d’une coquille d’œuf ! A l’acte des Enfers le trône de Pluton est posé sur le compresseur même dudit réfrigérateur. Au dernier acte Aricie et Hippolyte se réveillent dans la chambre froide d’une morgue, que contemplera au final depuis les cintres un Amour inanimé et désincarné…

Les divinités en costume baroque (Phèdre et Pluton bien sûr, mais aussi un Mercure… aux improbables cothurnes d’argent avec talonnière !) y côtoient avec aise les héros du drame en tenues contemporaines. Les machines y suivent parfois précisément les indications du livret (apparitions de Diane, Mercure ou Amour, descendus des cintres), ou s’en écartent dans une habile réinterprétation de la scénographie baroque : ainsi l’enlèvement d’Hippolyte par le monstre marin au quatrième acte devient escamotage par une trappe judicieusement placée. Ajoutons-y la représentation complète des scènes de ballets, tantôt traités dans des présentations modernes dépouillées (notamment aux premier et cinquième acte) ou délibérément jubilatoires (le final du prologue, ensoleillé d’une tranche d’orange au milieu…des nuages de choux-fleur et des arbres de brocolis !). Mais c’est assurément au troisième acte que culmine l’intensité dramatique de cette mise en scène. Dans une atmosphère dépouillée et sévère des années 50, une Phèdre en robe de cocktail dévoile sa passion à un Hippolyte en costume immaculé, lorsque tous deux sont surpris par Thésée revenant des Enfers comme d’une soirée mondaine, dans un smoking ivoire… Un chœur de marins en short blanc, tout de rose éclairé, envahit alors la maison des Atrides pour chanter joyeusement les louanges de Neptune (“Que ce rivage retentisse”), devant un Thésée impavide et une Phèdre défaite. L’air final de Thésée (“Mais, de courroux, l’onde s’agite”) est appuyé par les puissants remous qui se déchaînent…dans l’aquarium enchâssé dans le fond du décor! Soulignons aussi le baroque décalé du quatrième acte, avec ses chasseurs en habits rouges. Au total cette mise en scène “post-moderne” (ou “post-baroque” ?) témoigne d’une conception accomplie du plaisir des yeux, qui se révèle à la fois très baroque dans l’esprit et très efficace sur le plateau, comme en témoigne le présent enregistrement.

Côté musical, sous la baguette du maestro William Christie, l’Orchestra of the Age of Enlightement (à qui ont doit déjà un magnifique enregistrement de l’oeuvre paru chez Erato) développe une ligne orchestrale délicate, aux parties claires. Les nuances bien présentes n’entament pas sa dynamique solide, opportunément affermie dans les chœurs et les ballets. On citera en particulier l’éclatant final du prologue, un acte des Enfers conduit de main de maître, le magistral troisième acte déjà mentionné, ainsi que la moelleuse symphonie aux vents aériens qui précède le réveil d’Aricie au cinquième acte. Soulignons aussi les inflexions attentives aux paroles des solistes, qui mettent en valeur chacune de leurs interventions en les teintant de l’atmosphère sonore appropriée.

Côté interprètes le plateau s’avère sans surprise homogène, et d’une qualité exceptionnelle. Soulignons la diction française soignée de tous les interprètes, qu’ils soient ou non francophones. Sarah Connolly confirme qu’elle est une grande Phèdre : ses reflets cuivrés renforcent la majesté et le caractère dramatique du personnage (“Tremblez, j’ai su prévoir la désobéissance”), sanglé dans sa robe noire des années 50. Ses hésitations et ses remords au troisième acte sont déchirants (“Cruelle mère des amours”, puis dans le duo avec Hippolyte “Ma fureur va tout entreprendre”), sa sortie hallucinée par la fosse d’orchestre (après le “Fuyons, où me cacher ?”) conclut magistralement le quatrième acte. De son côté Stéphane Degout développe de beaux graves, qui donnent à sa voix une épaisseur et un relief impressionnants. Il s’acquitte avec aisance de sa brillante saillie à l’acte des Enfers (“Sous les drapeaux de Mars”), et expose d’une émotion à peine contenue ses souffrances dans les passages les plus dramatiques (“Quoi, ce n’était pas assez des maux que j’ai soufferts ?”, “Puisque Pluton est inflexible”). Le bouleversant “Grands dieux ! De quels remords je me sens déchiré !” qui ouvre le cinquième acte répond avec une grande intensité à la fuite éperdue de Phèdre au final précédent.

Le couple Aricie/ Hippolyte est tout aussi réussi. Christiane Karg joue de son timbre mat aux beaux reflets moirés pour composer une Aricie amoureuse minée par une perpétuelle angoisse. On retiendra le dépouillé “Temple sacré, séjour tranquille” qui ouvre le premier acte, et son délicat réveil (“Quels doux concerts”) au cinquième acte, de même que l’implorante évocation “Dieux, pourquoi séparer deux cœurs” au quatrième. Ed Lyon témoigne pour sa part d’une parfaite maturité dans le rôle d’Hippolyte : timbre bien posé et chaleureux, diction française irréprochable, avec des aigus tout à fait naturels. Il s’avère tout aussi convaincant dans ses duos amoureux (“Tu règnes sur nos cœurs” au premier acte) que dans son affrontement avec Phèdre au troisième acte (“Terrible ennemi des perfides humains”). Son air de désespoir au quatrième acte (“Ah, faut-il perdre en un jour tout ce que j’aime !”) est particulièrement émouvant.

Les autres rôles sont distribués avec la même attention. La Diane de Katherine Watson possède un timbre cristallin tempéré d’une touche mate, qui développe un beau phrasé fluide au prologue comme au cinquième acte (“Arbitre souverain du ciel”, “Peuples toujours soumis à mon obéissance”). Face à elle l’Amour d’Ana Quintans fait montre d’un caractère enjoué et ironique, avec sa voix aérienne rehaussée d’une légère pointe d’acidité, aux aigus bien pointés (“Régnez, aimable paix” ; exquis “L’Amour comme Neptune” au troisième acte). Son suivant Mathias Vidal lui donne la réplique avec brio au prologue (“Plaisirs, doux vainqueurs”), avec la projection assurée de son timbre éclatant. Emmanuelle de Negri mérite une mention particulière pour son magnifique “Rossignols amoureux” au cinquième acte, ses beaux aigus perlés sont un régal pour l’oreille. Nous avons également beaucoup apprécié son intervention en Grande Prêtresse au second acte (“Rendons un éternel hommage”), et ses belles attaques en chasseresse au quatrième. Julie Pasturaud campe pour sa part une Oenone à la voix bien cuivrée qui en souligne le caractère dramatique, malgré une prononciation parfois peu audible.

Depuis les cintres où il est suspendu le Mercure de Samuel Boden cisèle ses aigus sur son timbre bien rond (“Jupiter tient les cieux sous son obéissance”), tandis que les trois Parques concluent magistralement l’acte des Enfers, en teintant leurs imprécations d’un ironique cynisme. De son côté François Lis assombrit très fortement son timbre de basse dans le rôle de Pluton (“Qu’à servir mon courroux tout l’Enfer se prépare”), sa diction en pâtit parfois. Nous avons préféré sa belle réplique en coulisse au premier acte dans le rôle de Jupiter (“Diane, j’étais prêt à défendre”), et son intervention en Neptune au cinquième acte, scéniquement très expressive. Toujours à l’acte des Enfers Loïc Félix corse efficacement sa diction pour composer un Tisiphone effrayant (“Non, dans le séjour ténébreux”).

On ne saurait trop souligner le soutien essentiel des chœurs du Glyndebourne Chorus, aux parties bien claires et à la dynamique pétulante, sous la conduite de Christopher Bucknall. Ils illuminent le prologue, tout particulièrement au final. On notera au premier acte les voix féminines aériennes du “Dans ce paisible séjour”, et surtout la décoiffante prestation de la seconde partie du troisième acte (“Que ce rivage retentisse”), avant le bouleversant “Hippolyte n’est plus” du quatrième, au dépouillement très efficace. De même il convient de louer la prestation des danseurs, qui illustrent avec grâce les nombreuses pages de ballets (notamment au prologue). Celui des Enfers, accompli dans des costumes très amples d’insectes ailés qui couvrent jusqu’aux têtes, constitue à lui seul un petit exploit. Ils participent ainsi pleinement à la réussite du spectacle visuel qui nous est offert.

Côté présentation le traditionnel coffret DVD comprend un intéressant entretien avec Jonathan Kent, qui s’explique sur ses intentions, et une synopsis du livret, en anglais, en français et en allemand (langues également disponibles pour les sous-titres). Le bonus comporte des témoignages intéressants de William Christie, Jonathan Kent, Ed Lyon et Christiane Karg, et un reportage sur la confection des costumes ; il est malheureusement dépourvu de sous-titres. Au total une captation qui fera probablement date, compte tenu de sa haute qualité sonore et de l’originalité réussie de sa mise en scène.

Bruno Maury

 

Technique : au plan vidéo, intelligente alternance des gros plans et des vues d’ensemble ; au plan sonore, bonne captation qui restitue fidèlement les différentes sources et le relief musical.

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 25 novembre 2020
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