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Lumière et matière (Le Vernis Martin – Musée des Arts Décoratifs, Paris)

Le même courant commercial qui approvisionnait l’Europe en précieuses porcelaines de Chine apporta également les décors de laque, dont le goût se répandit assez largement dès la seconde moitié du XVIIème siècle. Les artisans européens n’hésitaient pas à redécouper les panneaux pour les adapter aux commandes les plus incroyables des riches aristocrates,…

“Quand la lumière fait luire la matière” :

les secrets de la laque française : le vernis Martin

Musée des Arts Décoratifs (du 13 février au 8 juin 2014)


 

Détail d’un panneau de berline, Paris, attr. à Guillaume ou Étienne-Simon Martin, vers 1745
© Münster, Museum für Lackkunst

Détail d’un panneau de berline, Paris, attr. à Guillaume ou Étienne-Simon Martin, vers 1745
© Münster, Museum für Lackkunst

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Le même courant commercial qui approvisionnait l’Europe en précieuses porcelaines de Chine apporta également les décors de laque, dont le goût se répandit assez largement dès la seconde moitié du XVIIème siècle. Les artisans européens n’hésitaient pas à redécouper les panneaux pour les adapter aux commandes les plus incroyables des riches aristocrates, comme en témoigne la “chaise d’affaires” en laque des princes de Condé, qui nous accueille dès l’ouverture de l’exposition. La durée du transport en bateau depuis l’Europe (de l’ordre de deux ans, un vrai tour du monde d’est en ouest pour les bateaux et leurs équipages !) grevait lourdement le coût de ces marchandises ; aussi les Européens tentèrent-ils de percer les secrets de la laque aussi bien que ceux de la porcelaine. Si la première aventure est moins connue que la seconde, elle va cependant connaître un développement exubérant dans l’art rocaille : le vernis Martin, initialement mis au point pour glacer les décors de laque d’imitation asiatique, envahit peu à peu les décors peints pour mieux les faire étinceler, et donne aux petits objets de papier mâché le lustre de pièces d’orfèvrerie.
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Berline de la maison du Roi (détail), anonyme, Paris, vers 1760
Bois sculpté et doré, laques noire, rouge, peinture à l’huile vernie polie, laque aventurine, laque transparente. 
Intérieur garni de velours bleu brodé d’or, taffetas bleu, cuir, verre et métal. 
Lisbonne, Museu Nacional dos coches 
© DR

Berline de la maison du Roi (détail), anonyme, Paris, vers 1760
Bois sculpté et doré, laques noire, rouge, peinture à l’huile vernie polie, laque aventurine, laque transparente. 
Intérieur garni de velours bleu brodé d’or, taffetas bleu, cuir, verre et métal. 
Lisbonne, Museu Nacional dos coches 
© DR

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L’appellation de vernis Martin vient de quatre frères, peintres-vernisseurs à Paris, qui s’étaient spécialisés dans le vernissage des décors peints (en particulier les panneaux de carrosses). Témoins de cette spécialisation, les attelages présentés dans la haute travée centrale constituent les témoignages les plus imposants de cette vogue : des chaises à porteurs élégantes qui le disputent à des traîneaux raffinés, de la majestueuse berline du roi du Portugal (circa 1760) aux panneaux soulignés de laque aventurine (incrustée de particules métalliques soufflées) à la somptueuse berline de gala (carrosse à huit glaces) en laque dorée, ces pièces sont rarement visibles. Le vernis copal (dit aussi vernis gras) était particulièrement adapté à ces usages extérieurs, puisqu’il conférait une certaine imperméabilité, à la différence de la laque traditionnelle plus sensible à l’humidité. Son pouvoir couvrant rendait les raccords du bois invisibles, offrant à l’œil de grandes surfaces étincelantes qui firent son succès entre 1710 et 1770 environ. Parmi les grandes pièces, mais cette fois d’intérieur, on retiendra les magnifiques dessus de porte et panneaux de l’hôtel du duc de Richelieu, avec des peintures en relief plus conformes à la tradition de la laque asiatique. A l’origine celle-ci était noire, ou orangée, comme en témoignent deux magnifiques chenets rocaille aux magots revêtus de costumes richement décorés. A l’occasion la laque se mêlait à la porcelaine, comme l’illustrent deux baromètres en forme de pavillon chinois (un aux fleurs en porcelaine de Vincennes, un autre aux personnages de porcelaine de Saxe).
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Bureau à huit pieds, Paris, anonyme, dernier quart du XVIIe siècle
Bâti de conifère ; décor peint noir et or sur préparation, vernis transparent ; cuivre doré 
H. 76,5 ; L. 1,18 ; Pr. 64,5 cm 
Paris, galerie Steinitz 
© DR

Bureau à huit pieds, Paris, anonyme, dernier quart du XVIIe siècle
Bâti de conifère ; décor peint noir et or sur préparation, vernis transparent ; cuivre doré 
H. 76,5 ; L. 1,18 ; Pr. 64,5 cm 
Paris, galerie Steinitz 
© DR

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A partir des années 1740, le vernis Martin est appliqué sur des meubles à décor peint, dont les motifs ne sont plus nécessairement orientaux : en témoigne le fond bleu délicat du “secrétaire en pente de madame de Pompadour” pour le château de Bellevue, circa 1750, par Faizelot-Delorme. Le procédé se généralisera dans les années 1750, avec la mise au point du décor à l’huile polie, qui adopte les scènes de genre. Il envahit les meubles, mais aussi les panneaux de boiserie, et même sous l’impulsion de l’abbé Nollet les appareils scientifiques : toute une salle leur est consacrée. Les plus belles réalisations sont probablement les applications tardives sur des décors de grisaille, qui annoncent le retour à l’Antique qui prévaudra à la fin du siècle.

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Toilette carrée en tombeau, anonyme, France, vers 1720
Bois, laque rouge, décor à la feuille d’or gravée, laque transparente, à l’intérieur laque noire, laque transparente avec particules métalliques, cuivre doré et gravé. 
H. 13 cm, L. 31 cm, l. 22 cm. 
Münster, Museum für Lackkunst 
© DR

Toilette carrée en tombeau, anonyme, France, vers 1720
Bois, laque rouge, décor à la feuille d’or gravée, laque transparente, à l’intérieur laque noire, laque transparente avec particules métalliques, cuivre doré et gravé. 
H. 13 cm, L. 31 cm, l. 22 cm. 
Münster, Museum für Lackkunst 
© DR

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Surtout le vernis Martin appliqué à des décors peints permet de donner à de petits objets l’apparence de véritables pièces d’orfèvrerie. D’innombrables étuis, bonbonnières, boîtes à tabac ou nécessaires de toilette illustrent cette tendance, qui se maintiendra jusqu’au début du XIXème siècle : le vernis rehaussant la peinture transfigure le support de papier mâché, dont il conserve la légèreté bien commode pour la maniabilité des pièces et leur transport. Les décors suivent le goût des époques : scènes de genre et puttis de la période rocaille, scènes à l’antique et décors à bandes (grâce à l’inclusion des “paillons”, miniscules pièces de cuivre pré-découpées) dans les années 1780, en passant par les rares mais somptuaires “décors à pois” d’or. L’exotisme subsiste, les décors de “chinoiseries (singes, magots) faisant place ensuite aux “turqueries”. On notera tout particulièrement le flaconnier à parfums garni par l’orfèvre Villeclain (circa 1755), et l’opulente bonbonnière à la gloire de Louis XV (circa 1765).

Autre application : la peinture glacée par le vernis Martin donne au métal l’apparence de la précieuse porcelaine. Dès l’époque de la Régence, les rafraîchissoirs en tôle laquée ornent ainsi les tables aristocratiques. Plus tard l’orfèvre Huguet imagine de disposer une mince couche d’argent sur le cuivre, puis de peindre et vernir la pièce obtenue : en subsistent une splendide terrine bleue, et une écuelle blanche, circa 1770.
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 Cassolette attribuée à la Manufacture de la veuve Gosse et Samousseau, Paris, vers 1770 -1780
Tôle, préparation, laque blanche pour le fond, décor peint à l’huile, feuille d’or, poignées en fer vernis en couleur d’or, laiton doré. 
Paris, musée des Arts décoratifs 
© Les Arts Décoratifs / photo : Jean Tholance


Cassolette attribuée à la Manufacture de la veuve Gosse et Samousseau, Paris, vers 1770 -1780
Tôle, préparation, laque blanche pour le fond, décor peint à l’huile, feuille d’or, poignées en fer vernis en couleur d’or, laiton doré. 
Paris, musée des Arts décoratifs 
© Les Arts Décoratifs / photo : Jean Tholance

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Enfin les instruments baroques disposent d’une place de choix dans cette saga du vernis Martin. Précédé par une épinette de Philippe Denis (circa 1672) au décor chinois encore empreint d’une certaine maladresse, le splendide clavecin du musée de Saint-Etienne (circa 1745), trône en bonne place dans l’exposition. Un documentaire vidéo commente sa délicate restauration. Dans une autre salle figurent trois harpes à crochets (vers 1785) : à décor noir et or, bleue à décor de fleurs et guirlandes, verte à décor de personnages orientaux. Ces instruments à eux seuls justifient la visite de cette magnifique exposition, splendide témoin de l’univers décoratif de la période rocaille.

Bruno Maury
 

Exposition les secrets de la laque française : le vernis Martin du 13 février au 8 juin 2014

Les Arts Décoratifs – Nef 

107 rue de Rivoli

75001 Paris

Tél. : 01 44 55 57 50

Étiquettes : , , Dernière modification: 21 mai 2020
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