Charles Perrault
Critique de l'opéra, ou examen de la
tragédie intitulée Alceste, ou le Triomphe d'Alcide
DIALOGUE.

© BNF / Gallica
Cleon
IE viens de l'Opera qui m'a semblé tres-beau,
et qui m'a fort diverty.
Aristippe.
Vous vous moquez.
Cleon.
Point du tout.
Aristippe.
Vous avez donc comme moy donné dans le
panneau. Ie l'avois trouvé admirable, et j'y avois pris, ce me sembloit,
bien du plaisir; mais Dorilas m'a fait voir qu'il est detestable, et qu'on
s'y ennuye effroyablement.
Cleon.
Voila ce que c'est que d'estre trop habile.
Quand on est parvenu à un certain degré de capacité, on ne prend plus
plaisir a rien, et cela me console de mon ignorance, qui fait que je me
divertis à bien des choses qui ne divertissent pas les autres.
Aristippe. Ie sçay que vous vous y connoissez,
et c'est ce qui m'estonne: Car tout le monde crie contre cette Piece.
Cleon.
Tout le monde, c'est trop; mais pour beaucoup
de gens, je le croy. Ie suis persuadé que les Musiciens qui n'y chantent
pas, les Comediens des trois Trouppes, les Poëtes qui composent pour le
Theâtre, les Partisans du petit Opera, et les amis du Marquis de Sourdiac,
trouvent l'Opera mauvais. Et comme ce sont tous gens d'esprit bien receus
chez toutes les personnes de qualité, je ne doute point qu'ils ne le fassent
aussi trouver mauvais à bien du monde.
Aristippe.
Pourquoy voulez-vous qu'ils en parlent mal de
dessein formé, eux qui trouvent que le Cadmus estoit beau, et qui le
regrettent tous les jours.
Cleon.
Le Cadmus ne leur fait plus de mal, et ils en
font l'Oraison funebre volontiers. Mais afin que nous nous entendions,
est-ce de la Poësie, de la Musique, ou des Decorations, que vous voulez
parler.
Aristippe.
Ie n'entends parler que de la Poësie: Car
pour la Musique et les Decorations, j'en suis assez content.
Cleon.
Croyriez-vous bien que l'approbation que
cette Piece a receuë à la Cour quand elle y a esté repetée, est cause en
partie du décry où elle est dans la Ville, et où l'a mise la Cabale pour se
vanger du chagrin qu'elle en a eu. De combien pensez-vous qu'une Piece
empire à l'égard de certaines gens, à chaque repetition qu'on en fait à la
Cour, sur tout quand ces repetitions sont suivies de loüanges et d'applaudissemens.
L'Autheur pensa en estre étranglé à l'issuë de l'une de ces repetitions, et
en fut traité du plus ignorant de tous les hommes.
Aristippe.
Si ces Messieurs disoient en general, que
l'Alceste ne vaut rien, je pense bien qu'il ne faudroit pas les en croire
sur leur parole. Mais ils font voir par le détail, en quoy cette Piece est
defectueuse, tant pour la conduite du sujet, qui est miserable, que pour la
versification, qui fait pitié. Ils font voir que l'Autheur a tout gasté, en
ne mettant pas dans sa Piece ce qu'il y a de plus beau dans Euripide, et en
y ajoûtant des Episodes ridicules, mal liez et mal assortis au sujet. Ils
font aussi remarquer la pauvreté de chaque endroit où l'on ne voit que
redites de tendresse, jeunesse, saison, raison, et cetera.
Cleon.
Avant que de parler des vers et des chansons,
parlons du sujet. I'ay eu la curiosité pour me rafraîchir la memoire de la
Fable d'Alceste, de relire avec soin la Comedie qu'Euripide en a composée.
Ie vais vous en faire l'abregé; Ensuite je feray celuy de l'Alceste de l'Opera;
apres quoy nous verrons ce que l'Autheur a retranché d'Euripide, et ce qu'il
ajoûte de son invention; puis nous jugerons quel blâme ou quelle loüange il
merite, d'en avoir usé de la sorte.
Aristippe.
Tres-volontiers; car voila le noeud principal
de l'affaire.
Cleon.
Euripide fait venir d'abord sur le Theâtre
Apollon et la Mort, qui discourent ensemble. Apollon dit qu'il a obtenu des
Parques qu'Admette ne mourra point, pourveu qu'il trouve une personne qui
veüille mourir pour luy. Il ajoûte, qu'il ne s'est trouvé que sa femme qui
ait eu assez de courage et assez d'amitié pour faire une si belle action. La
Mort luy demande s'il ne vient point encore luy enlever Alceste: Surquoi il
luy dit que non; mais qu'Hercule viendra qui touché de pitié, ira la luy
reprendre entre les bras malgré qu'elle en ait.
Ensuite une Suivante d'Alceste paroist, qui
raconte comment sa Maistresse se dispose à la mort. Elle remarque
entre-autres choses, qu'apres avoir fait sa priere à tous les Autels de son
Palais, et avoir recommandé ses enfans aux Dieux, sans répandre aucune
larme, sans faire le moindre soûpir, ny mesme sans changer de couleur; elle
s'est enfin jettée sur son lict, où faisant reflexion que c'est là qu'elle a
perdu sa virginité, et que peut-estre une autre femme plus heureuse qu'elle,
remplira bien-tost sa place, elle se fond en larmes, et fait retentir tout
le Palais de cris et de sanglots. Le Choeur fait son devoir là-dessus de
pleurer, de gemir, et de loüer la vertu d'Alceste.
ACTE II. Admette et sa femme viennent sur le
Theâtre, et font leurs regrets de part et d'autre. Alceste regrette la
lumiere du Soleil, les beautez de son Palais, et sur tout le lict Nuptial.
Admette voyant qu'elle s'attendrit, l'exhorte à avoir courage, et à ne pas
faire une lâcheté; il luy represente qu'il s'en va mourir, et que Caron le
va prendre si elle ne se haste. Alceste prie son mary d'avoir soin de ses
enfans, et de se souvenir d'elle: ce qu'il luy promet, et mesme de faire
faire une figure de sa grandeur, et la plus ressemblante qu'il se pourra,
pour la coucher avec luy, et l'embrasser toutes les nuits. Il luy promet
encore qu'il se privera de tous plaisirs; qu'il n'ira plus en festin avec
ses amis, et qu'il ne jouëra plus du Luth ny de la Flute. Il luy fait encore
quelques amitiez, la conjurant toûjours de se haster de mourir; ce qu'elle
fait enfin. Eumelus son fils pleure amerement avec son pere: Ils disent de
tres-belles choses avec le Choeur, qui de son costé est aussi tres-fecond en
moralitez.
ACTE III. Hercule arrive, qui demande au
Choeur la demeure d'Admette, et luy conte qu'il vient pour tuer les chevaux
de Diomede. Admette sort de son Palais; et pour ne pas empescher Hercule de
loger chez luy, il luy dissimule la mort de sa femme; luy disant que
l'affliction où il le voit, et toute sa maison, vient de la mort de l'une de
ses domestiques. Ensuite il le fait entrer chez luy, et donne ordre qu'on le
traite le mieux qu'il se pourra. Surquoy le Choeur fait l'Eloge de sa grande
hospitalité.
Pheres pere d'Admette survient, pour consoler
son fils. Admette luy dit qu'il ne reçoit point sa consolation; qu'il ne la
point prié de venir; qu'asseurément il n'est point son pere; qu'il meure
quand il voudra, qu'il ne l'ensevelira jamais; qu'il est un poltron de
n'avoir pas eu le courage de mourir pour luy, et un impudent d'oser se
montrer apres une si grande lâcheté. Pheres luy represente qu'il perd le
respect; qu'il doit considerer qu'il n'a qu'un pere, et qu'il peut avoir
plusieurs femmes. Et qu'enfin, c'est luy-mesme qui est le meurtrier
d'Alceste, puisqu'il a souffert qu'elle soit morte pour luy, le pouvant
empescher.
ACTE IV. Un valet vient sur le Theâtre, qui
dit; Que depuis qu'il est au service d'Admette, il a eu soin de traiter bien
des Hostes de tout païs: mais qu'il n'en a jamais veu un si déraisonnable et
si brutal que celuy qui vient d'arriver, qui sçachant l'affliction où l'on
est dans la maison, chante cent chansons impertinentes à gorge déployée,
apres s'estre enyvré tout seul dans sa chambre; ce qui joint aux cris et aux
pleurs de tous les domestiques, fait une musique effroyable. Il ajoûte que
ce qui le fâche le plus, est que le service qu'il est obligé de rendre à ce
voleur, à ce méchant homme, luy empesche de rendre les derniers devoirs à sa
Maistresse.
Hercule sort, et remarquant le visage chagrin
du valet, luy reproche d'en user ainsi envers un Hoste; Il luy dit qu'il
doit songer que nous sommes tous mortels, et qu'ainsi il feroit mieux de se
réjoüir, de boire, et de faire l'amour; et là-dessus il le convie d'entrer
dans le logis pour boire ensemble. Le valet le remercie, et luy declare que
c'est Alceste mesme qui est morte, et que c'est ce qui le rend si triste.
Hercule touché de la grande hospitalité d'Admette, qui luy a dissimulé son
affliction pour ne pas l'éloigner de chez luy, prend la resolution d'aller
retirer de force Alceste d'entre les bras de la Mort, qu'il fait estat de
rencontrer dans son tombeau beuvant le sang des Victimes immolées. Admette
revient avec le Choeur; Ils font ensemble des lamentations les plus morales,
mais les plus amples, qui se puissent jamais faire.
Hercule rameine Alceste, qu'il a retirée
d'entre les bras de la Mort comme il se l'estoit promis, et qu'il a voilée
pour n'estre pas connuë de son mary. Il se plaint à Admette de luy avoir
celé son affliction; En suite il le console, et luy propose d'épouser cette
femme qu'il ameine avec luy, qu'il dit avoir gagnée à un combat de lutte,
dont elle estoit le prix. Admette le remercie, luy declarant qu'il n'aimera
jamais rien ayant perdu sa chere Alceste. Apres plusieurs témoignages de
constance et de fidelité dont Alceste doit estre tres-contente, Hercule luy
oste son voile et la presente à Admette; ce qui comble de joye ces deux
époux, et met heureusement fin à toute la Piece. Voilà en substance
l'Alceste d'Euripide.
Voyons presentement de quelle sorte nostre
Autheur a traitté cette mesme Tragedie. Hercule, et Lycas son confident,
viennent sur le Theâtre dans le temps que tout retentit d'acclamations de
joye pour les Nopces d'Admette et d'Alceste qu'on conduit au Temple pour les
marier. Hercule declare à Lycas qu'il aime Alceste, et qu'il est resolu de
s'en aller pour n'estre pas present à une ceremonie si desagreable pour luy.
Neanmoins Lycas luy ayant representé que sa fuite feroit trop de bruit, il
consent de demeurer jusqu'à la fin du jour. Straton, confident de Licomede,
Rival l'Admet, vient au moment qu'Hercule se retire. Il se plaint à Lycas de
ce qu'il aime Cephise confidente d'Alceste, qui luy a promis amitié. Lycas
luy répond que s'il est aimé d'elle, il ne doit point se plaindre, rien
n'estant plus agreable qu'un Rival qui n'est pas aimé. Cephise qui survient,
demeure d'accord d'avoir fait une infidelité à Straton, et luy conseille
d'estre inconstant comme elle; parce qu'à son avis, rien n'est plus plaisant
que l'inconstance. Lycomede Roy de l'Isle de Sciros, voisine de la ville
d'Iolcos, où est la Scene, paroist. Il asseure Cephise que son amour pour
Alceste s'est changée en amitié, en perdant l'esperance de la posseder; et
que pour en donner des marques, il veut regaler les Epoux sur ses Vaisseaux,
par une Feste marine qu'il a preparée. Cette Feste commence par des Tritons
et des Nymphes, qui chantent à l'arrivée des Epoux. Lycomede tenant Alceste
par la main, entre dans un Vaisseau suivi de Cephise et de Straton; et dans
le moment qu'Admette et Hercule veulent le suivre, le Pont s'enfonce dans
l'eau, et le Vaisseau s'éloigne du rivage. Thetis, soeur de Lycomede, sort
de la mer; et menaçant les deux Heros qui veulent poursuivre le Ravisseur,
predit à Admette qu'il sera blessé à mort dans sa poursuitte; et aussi-tost
fait élever les vagues de la mer par les Aquilons qui l'accompagnent, pour
arrester les Vaisseaux d'Admette. D'un autre costé Eole paroist avec les
Zephirs, qui calment la tempeste, et promet aux Heros une heureuse issuë de
leur entreprise.
ACTE II. Straton reproche encore à Cephise
son infidelité, dont elle se défend, en disant; Qu'elle ne luy a donné un
Rival que pour réveiller son amour. Lycomede paroist avec Alceste, à qui il
declare qu'il ne la rendra jamais à son Epoux, et la contraint d'entrer avec
luy dans la Ville, qu'Hercule et Admette, et toute leur suitte, attaquent si
vigoureusement, qu'ils l'emportent d'assaut. Lycomede y est tué par Admette,
lequel est aussi blessé à mort par Lycomede. Hercule remet Alceste entre les
mains de Pheres, qu'il a delivrée pour la rendre à son mary, et se retire,
craignant d'estre trahy par son amour. Admette paroist soûtenu sur les bras
de son Ecuyer, et blessé à mort; mais content de mourir, puisqu'Alceste
n'est plus captive. Apollon descend environné des Arts, et promet à Admette
qu'il ne mourra point, s'il peut trouver quelqu'un dans son Royaume qui
veüille donner sa vie pour luy. Il ajoûte, que pour y exciter ses Sujets, il
va faire construire un Temple par les Arts, où la figure de la personne qui
fera une action si genereuse, sera élevée et honorée eternellement.
ACTE III. Alceste voyant que personne ne veut
mourir pour Admette, que Pheres s'en excuse parce qu'il est trop vieux,
Cephise parce qu'elle est trop jeune, et cetera. Elle prend la resolution de
mourir, et l'amour luy fait faire ce que la nature, le devoir, et l'amitié,
n'ont osé entreprendre. Admette se sentant gueri subitement, sort avec
impatience pour se réjoüir avec Alceste, de la vie qui luy est renduë: mais
jettant les yeux sur le tombeau que les Arts ont élevé dans le Temple, il
voit la figure d'Alceste, et connoist par là qu'elle est morte pour luy. Ce
qui le porte à des regrets les plus touchans du monde. Ces regrets sont
accompagnez d'une pompe funebre, et de toutes les marques d'une extreme
douleur. Hercule vient trouver Admette, et luy asseure qu'il tirera Alceste
des Enfers; mais qu'il faut qu'elle luy appartienne ensuite, comme sa
conqueste. Admette incertain quel parti prendre, consent enfin qu'elle luy
appartienne, aimant encore mieux voir sa chere Alceste entre les mains d'un
autre, que de ne la revoir jamais. Diane et Mercure facilitent l'entreprise
d'Hercule, et luy ouvrent un passage aux Enfers.
ACTE IV. Caron paroist conduisant sa Barque,
où plusieurs ombres demandent d'être receuës. Hercule arrive, qui entre
dedans mal-gré luy, et se fait passer à l'autre rive. Le Theâtre change, et
l'on voit Pluton, Proserpine, et toute leur Cour, qui regalent l'ombre
d'Alceste de tout ce qui peut y avoir d'agreable et de curieux dans les
Enfers, en consideration de la belle action qu'elle a faite de mourir pour
un autre, et avant l'heure que les Destins luy avoient marquée. Alecto vient
avertir qu'un Mortel force les Enfers; Pluton commande qu'on déchaîne
Cerbere; Hercule le surmonte, et dit à Pluton qu'il ne vient point pour luy
nuire; mais pour ramener Alceste au monde, conduit par l'Amour, à qui rien
ne doit et ne peut resister. Pluton luy rend Alceste, et les fait asseoir
l'un et l'autre sur son Char, pour les remettre sur la Terre.
ACTE V. Le Theâtre represente un Arc de
Triomphe, dressé pour honorer Hercule vainqueur des Enfers. Il paroist
amenant Alceste, et est receu aux acclamations du peuple. Straton est remis
en liberté; mais sur ce qu'il demande ensuite à Cephise qu'elle choisisse ou
Lychas, ou luy, pour son mary. Cephise répond, qu'elle veut aimer toûjours,
et pour cela n'épouser jamais. Hercule remarquant qu'Alceste a toûjours les
yeux tournez sur Admette, luy en fait reproche. Mais voyant l'extrême peine
qu'ils souffrent l'un et l'autre à se voir separer, il prend une genereuse
resolution de ne pas troubler davantage la joye de ces deux Amans; et
considerant qu'apres avoir défait les tyrans, il ne doit pas estre un tyran
luy-mesme; mais qu'il doit couronner la victoire qu'il a remportée de la
Mort et de l'Enfer, par une autre plus belle et plus difficile, qui est la
victoire de soy-mesme. Il quitte Alceste et son Epoux pour l'amour de la
Gloire sa veritable Maistresse. Apollon descend avec les Muses et les Arts,
pour honorer les Nopces d'Admette et le Triomphe d'Hercule; Ce qui finit la
Piece.
Bien que l'Autheur de l'Alceste de l'Opera
ait retranché beaucoup de choses de celles qui sont dans Euripide, et qu'il
en ait ajoûté aussi beaucoup de son invention, comme il paroist par l'abregé
que nous venons de faire de ces deux Pieces; Neanmoins, les choses
principales qu'il a retranchées, se peuvent reduire à celles-cy. La Scene
d'Apollon et de la Mort. Le recit que fait une Suivante des regrets
d'Alceste dans son Palais. L'entretien d'Alceste et d'Admette en se disant
adieu. L'entretien d'Admette et de son pere. Le discours d'un Valet qui se
plaint de la brutalité d'Hercule. Et enfin, la maniere dont Hercule rend
Alceste à Admette, en la luy amenant voilée pour éprouver sa fidelité. Les
choses principales que l'Autheur a ajoûtées de son invention, se peuvent
aussi reduire à celles-cy. L'amour qu'il donne à Hercule pour Alceste.
L'amour et la trahison de Lycomede. Les amours et l'inconstance de Cephise.
La blesseure mortelle qu'Admette reçoit en delivrant Alceste. La recompense
proposée par Apollon d'un monument eternel, à celuy qui mourra pour Admette.
La surprise d'Admette en voyant la figure d'Alceste, qui luy fait connoistre
qu'elle est morte pour luy. Et en dernier lieu, la Victoire qu'Hercule
remporte sur luy-mesme, en cedant Alceste à son Epoux.
Voyons presentement quelle loüange ou quel
blâme l'Autheur merite d'en avoir usé comme il a fait. Commençons par la
Scene d'Apollon et de la Mort, qu'il a retranchée.
S'il est vray qu'une des plus grandes beautez
des Pieces de Theâtre, consiste dans la surprise agreable des évenemens, et
dans la joye de se voir delivré par un dénouëment ingenieux de l'embarras et
de l'inquietude où nous a mis l'intrigue et le noeud de la Piece. Il est
certain que cette Scene d'Apollon et de la Mort, où l'on apprend qu'Hercule
viendra retirer Alceste d'entre les bras de la Mort, pour la rendre à son
Epoux, nous oste entierement ce plaisir, parce qu'il n'arrive rien dans la
suite dont l'on n'ait esté pleinement averty par le discours qu'ils font
ensemble. Ainsi je ne croy pas que nostre Autheur puisse estre blâmé d'avoir
retranché cette Scene.
Aristippe.
Et moy, je ne trouve rien de mieux pensé que
le Dialogue de ces deux Divinitez, qui donne l'intelligence de toute la
Piece, d'une maniere tres-ingenieuse.
Cleon.
Si le Dialogue de ces deux Divinitez n'alloit
qu'à informer les Spectateurs de ce qui s'est passé jusqu'au moment que la
Piece commence, et mesme si vous voulez, à donner entendre confusément, et à
deviner, ce qui doit arriver dans la suite, je loüerois cette invention.
Mais d'en avoir declaré distinctement le noeud et le dénouëment, c'est avoir
derobé aux Spectateurs tout le plaisir qu'ils auroient eu dans la suite, et
leur avoir osté toute leur attention et toute leur curiosité.
Passons, s'il vous plaist, au recit de la
Suivante. Je croy bien qu'en Grece, on pouvoit prendre plaisir à voir une
Princesse déja sur l'âge, et ayant des enfans à marier, qui pleure sur son
lict dans le souvenir de sa virginité qu'elle y a perduë. Car les moeurs de
ce temps-là le pouvoient permettre; mais je suis asseuré que cela n'est
point de tout au goust de nostre Siecle, qui estant accoûtumé à ne voir sur
le Theâtre que des Amans jeunes, galans, et qui ne sont point mariez, auroit
eu bien du mépris pour des tendresses de cette Epouse furannée.
Il auroit esté aussi difficile que les
Spectateurs n'eussent éclaté de rire; mais d'un ris scandaleux, et qui eust
fait rougir les Dames sur l'endroit du recit de la Suivante, où elle
remarque que sa Maîtresse dit adieu à la lumiere, à la vie, à ses enfans,
sans jetter une seule larme, et sans qu'il paroisse aucune alteration sur
son visage; Mais qu'à la veuë du lict nuptial sur lequel elle se jette, et
au souvenir de sa virginité qu'elle y a perduë, elle verse un torrent de
pleurs, et donne toutes les marques d'une extrême douleur. De sorte que si
l'on regrette ce recit, ce ne peut estre, que parce qu'on est fâché d'avoir
perdu une occasion de rire que nostre Autheur a bien fait d'éviter; outre
que des recits de cette nature ne s'accommodent pas au chant qui le rendroit
tres-languissant et tres-ennuyeux.
Aristippe.
Ie croy que ceux qui deffendent Eurypide ne
manquent pas de bonnes réponses à cette objection. Mais comment peut-on
excuser vostre Autheur, d'avoir obmis l'entretien d'Admette et d'Alceste,
qui est la plus belle chose du monde, et pour laquelle il semble que toute
la Comedie soit faite.
Cleon. Ie vous répondray que cela pouvoit
estre admirable chcz les Anciens; et que cela peut estre bon en soy: Car
rien n'est plus naturel que les sentimens de ces deux personnes, le mary
exhorte sa femme à mourir, et sa femme recule autant qu'elle peut. Mais je
suis encore asseuré que ces sentimens-là, tous naturels qu'ils sont,
déplairoient bien aujourd'huy, et ne manqueroient point à donner de
l'indignation pour Admette, qui a la lâcheté de consentir que sa femme meure
pour luy, et du mépris pour la femme, qui est assez simple de donner sa vie
pour un mary qui le merite si peu; et c'est ce que nostre Autheur a évité
tres-judicieusement, comme nous le verrons dans la suite.
Est-ce une chose d'un bel exemple, de voir
Admette qui interrompt Alceste lors qu'elle luy dit les derniers adieux,
pour luy dire qu'elle se haste de mourir; parce qu'il voit, dit-il, la
Parque qui le va prendre, si elle ne se haste de faire son devoir. Ie veux
croire, si vous voulez, que la Galanterie d'Admette estoit bonne chez les
Anciens; mais n'est pas asseurément au goust de nostre Siecle.
Aristippe.
Vous m'avoüerez cependant, que ces deux Epoux
disent des choses bien tendres.
Cleon.
Ie le croy; mais j'en viens de remarquer qui
ne le sont gueres. Et comme il faloit de necessité que nôtre Autheur, s'il
eût fait cette Scene, eust aussi fait consentir Admette à la mort de sa
femme, qui est une tres-vilaine action. Ie trouve qu'il n'est point blâmable
d'avoir supprimé cette Scene, et qu'il en a bien usé en faisant prendre à
Alceste la resolution genereuse de mourir sans la participation de son
Epoux.
Aristippe.
Vous direz ce qu'il vous plaira; mais
asseurément cette Scene bien traitée, eust fait bel ornement à la Piece.
Cleon.
La difficulté estoit de la bien traiter, et
je croy que cela estoit impossible. Mais vos Messieurs ne regrettent-ils
point aussi la Scene d'Admette et de son pere, qui, a mon sens, est la chose
la plus odieuse qui ait jamais esté mise sur le Theâtre. L'on voit un fils
qui traite son pere d'impudent et de lâche, et qui luy reproche avec une
effronterie sans égale, de n'avoir pas voulu mourir pour luy, pendant que le
mal-heureux et le poltron qu'il est, bien loin de donner sa vie pour un
autre, consent non seulement; mais oblige sa femme à mourir en sa place. Ce
qui gaste la Piece entierement: Car la mal-honnesteté de ce personnage le
rend si méprisable et si haïssable, qu'on n'a point de joye de le voir
échapper à la Mort; qu'on ne peut sçavoir gré à sa femme d'avoir si mal
employé sa vie, et qu'on ne peut dans la suite se réjoüir, quand Hercule la
luy ramene des Enfers.
Je croy que nous avons presentement à
examiner la Scene du Valet, qui raconte de quelle maniere Hercule en use
chez son Hoste. Quoy qu'il fust peut-estre permis aux Heros des Anciens,
d'estre gourmands et yvrongnes, particulierement aux Heros tels qu'Hercule,
dont le caractere consistoit dans la force du corps et dans l'intrepidité de
l'ame, parce que ces sortes de vertus sont souvent accompagnées de
l'intemperance et de la brutalité. Mais outre que le Valet pousse la chose
un peu trop loin, ce n'est plus aujourd'huy l'idée que l'on a d'Hercule. Et
le beau monde auroit esté bien surpris, si on luy eût representé le fils de
Jupiter, avec les qualitez d'un Crocheteur. Comme il est mal-aisé de
s'imaginer qu'un homme aille forcer les Enfers, sans s'imaginer en mesme
temps qu'il est remply de beaucoup de vertus, je ne sçay pas comment
Euripide pretendoit disposer les Spectateurs à cette creance, en leur
donnant à entendre, que ce mesme homme estoit un yvrongne et un brutal.
Il ne nous reste plus qu'à voir si l'on a eu
tort de ne se pas servir du mesme moyen dont Hercule se sert pour rendre
Admette à son mary, qui est de la luy amener voilé, et d'éprouver sa
fidelité en le portant à oublier Alceste pour épouser celle qu'il luy
ameine. I'avouë que cét endroit est ingenieux, quoy que l'offre d'une femme
qu'on ne voit point touche tres-peu. Mais je doute que cela soit là fort en
sa place; c'est une gentillesse tres-agreable pour une Comedie, et qui fait
un dénoüement dont la surprise donne du plaisir; mais cette aimable
tromperie qui sieroit bien à un personnage ordinaire, et dans une Piece
enjoüée, ne convient guere à un Heros aussi parfait et aussi serieux que le
doit estre Hercule, et qui doit s'éloigner également de la tromperie et de
la plaisanterie quelles qu'elles soient, comme de deux choses incompatibles
avec le caractere des Heros. Passons maintenant à ce que l'Autheur de
l'Opera a ajoûté de son invention.
La premiere chose qu'il ajoûta, est l'amour
d'Hercule pour Alceste; cét amour m'a semblé bien imaginé, parce qu'il lie
encore davantage le personnage d'Hercule au sujet de la Tragedie. Car à
moins que la Fable soit connuë, on peut estre surpris de voir Hercule venir
si à propos pour retirer Alceste des Enfers, au lieu que le feignant
amoureux d'Alceste dés le commencement de la Piece, il est plus naturel de
le voir faire cette expedition, tant par le motif de son amour, que pour
satisfaire à sa destinée, qui l'avoit fait naistre pour le bien commun du
genre humain. De plus, cét amour sert à relever merveilleusement la gloire
d'Hercule: Car non seulement on le voit vainqueur de la Mort comme dans
Euripide; mais on le voit aussi dans la suite vainqueur de son amour et de
luy-mesme.
Aristippe.
Ie vous passe l'amour d'Hercule; mais que me
direz-vous pour authoriser la passion et la perfidie de Lycomede.
Cleon.
Ie vous diray qu'étant necessaire de donner
une cause à la mort d'Admette, plus belle qu'une maladie ordinaire, et qui
engageast davantage Alceste à mourir, on ne pouvoit peut-estre rien feindre
de plus ingenieux, que de le faire blesser à mort en combattant pour la
retirer des mains d'un Rival qui la luy avoit enlevée par trahison; parce
que ces sentimens de tendresse sont bien plus seans en la personne de deux
Amans qui viennent de se donner la main, qu'entre des Epoux déja avancez sur
l'âge.
Aristippe. Ie vous passe encore si vous
voulez l'amour de Lycomede: mais il faut demeurer d'accord, que les amours
de Cephise et son inconstance, ont quelque chose d'abominable: Car outre que
c'est un Episode qui n'a aucune liaison avec la Piece, et qui est tres-mal
placé en cét endroit, il est tres-indigne d'une Piece aussi serieuse que
celle-cy. Et si vous avez eu quelque raison de blâmer la tromperie galante
qu'Hercule fait à Admette en luy amenant Alceste voilée; parce, disiez-vous,
que la chose estoit trop enjoüée. Comment pourrez-vous soûtenir les
badineries d'une Suivante et de ses Amans, veu que la tromperie d'Hercule
est essentielle à la Piece, et que les amours de Cephise n'ont aucun rapport
avec l'Histoire d'Alceste.
Cleon.
Vous vous souviendrez, s'il vous plaist, que
quand j'ay parlé contre la tromperie d'Hercule, ç'a esté principalement
parce que le mensonge, quel qu'il soit, ne peut convenir à un Heros; et que
si j'ay trouvé la chose un peu trop enjoüée, c'est parce qu'elle se passe
entre les principaux Personnages de la Piece. De sorte que bien loin de
blâmer l'Episode enjoüé des Amours et de l'Inconstance de Cephise, je le
louë extremement, parce que les choses agreables de cette Scene sont dites
par des personnes du commun, une Suivante et des Confidents, et que ces
mesmes choses font une tres-belle varieté. De plus, rien n'est de mieux lié
ny de plus naturel au sujet. On sçait que c'est une des regles principales
de la Rethorique, de relever le merite des vertus par l'opposition des vices
qui leur sont contraires. Estant donc question de mettre en son jour la
beauté de la constance et de la fidelité conjugale, il estoit de l'industrie
du Poëte de donner un exemple d'inconstance et d'infidelité qui inspirast de
la haine et du mépris pour cette foiblesse de l'esprit humain. Et de mesme
que la constance se trouve placée en la personne d'une Heroïne, il a esté de
la prudence de mettre l'inconstance et la legereté dans l'ame d'une personne
vulgaire. Mais cét Episode n'est seulement pas joint à la Piece par la
necessité qu'il y avoit d'opposer le vice à la vertu; il y est joint encore,
en ce que Cephise est confidente d'Alceste, et que dans la suite elle sert à
establir une verité, qu'on ne veut point mourir à quelque âge que ce soit,
et de quelque condition qu'on puisse estre. Car en mesme temps que Pheres
pere d'Admette refuse de mourir, parce qu'il est trop vieux; elle refuse
aussi de quitter la vie, parce qu'elle est trop jeune; Ainsi sans faire
venir des personnes de tous âges et de toutes conditions, qui s'excusent de
mourir pour Admette; Pheres d'un costé qui est un homme de qualité
extremement vieux, et Cephise d'un autre costé qui est une fille de peu de
naissance, et extremement jeune, representent en quelque sorte tous les
differens âges, conditions, et qualitez imaginables; et semblent asseurer
que toutes les autres personnes du monde feroient la mesme chose.
Aristippe.
Ie n'ay rien à reprendre aux belles choses
que vous dites, je les croy tres-bonnes; mais je suis bien trompé si les
petites chansons qui s'y disent ne sont tres-mauvaises.
Cleon.
Seroit-ce à cause qu'elles ne valent rien,
que tout le monde les sçait par coeur et les chante de tous côtez. Vous en
croirez ce qu'il vous plaira; mais je ne tiens rien de plus impossible que
de faire chanter à tout Paris une chanson qui ne vaut rien. Est-ce que celle
qui a pour refrain; Si l'Amour a des tourmens, c'est la faute des Amans.
Celle où il y a; l'Amour tranquille s'endort aisément, et cinq ou six autres
de cette force, vous déplaisent. Ie serois bien fâché de n'y prendre pas
plaisir; et bien loin que j'aye du dégoust pour ces petites chansons, qui
estant separées de la Piece, ont un sens parfait et à l'usage de beaucoup de
personnes, et qui concourent neantmoins à composer le corps de l'Ouvrage, je
les regarde comme des pierreries qui toutes separément sont precieuses, et
qui ne laissent pas d'entrer en la composition d'une Couronne, ou de quelque
autre ouvrage de grand prix.
Il s'agit d'examiner presentement, si l'Autheur
est loüable de mettre Admette en peril de mort par une blessure, plustost
que par une maladie ordinaire. Mais comme nous en avons déja parlé, j'ajoûteray
seulement qu'il eust esté moins agreable de voir venir sur le Theâtre un
vieux mary attenué de maladie, et dans l'équipage d'un homme malade, que de
voir un jeune homme qui vient d'estre blessé, et qui porte encore les mesmes
habits qu'il avoit au combat. De plus, comme la convalescence subite et
miraculeuse d'Admette doit changer entierement son visage et toute sa
personne, la chose auroit peut-estre esté plus difficile à representer.
Ie ne croy pas qu'on puisse estre blâmé,
d'avoir introduit Apollon qui promet d'élever un Temple et une Statuë pour
recompenser celuy qui voudra mourir pour son Prince; Outre qu'il est
tres-convenable de faire proposer par les Dieux des recompenses pour les
actions d'une vertu extraordinaire, ce Monument fait une Decoration
tres-belle et tres-surprenante. La Statuë d'Alceste qui se trouve élevée
dans le Temple, sert à apprendre à Admette que c'est Alceste mesme qui est
morte pour luy; ce qui épargne un long recit, qui n'auroit pû estre que
tres-ennuyeux en musique. Vous en penserez ce qu'il vous plaira; mais
peut-estre ne s'est-il jamais rien fait de plus heureux ny de plus propre au
Theâtre que cét endroit. Aristote remarque, comme une des plus belles choses
qui se puissent imaginer, l'endroit de Lantigone, où Hemon fils de Cron Roy
de Thebes, passionnément amoureux de cette Princesse que son pere tenoit
prisonniere; ayant enfin obtenu de l'épouser, court à la prison pour la
delivrer, et luy dire le sujet de leur commune joye, et où ayant fait ouvrir
les portes, il la trouve qui s'étoit fait mourir de desespoir. Aristote dit,
que ce passage subit d'une grande joye à une grande douleur à la veuë d'un
spectacle aussi triste que celuy-là, produit dans l'esprit des Spectateurs
tout l'effet que le Theâtre se propose, qui est d'émouvoir souverainement
l'horreur et la compassion en mesme temps. Ie ne sçay si je me trompe; mais
il me semble que ces mouvemens qu'Aristote desire sur toutes choses dans la
Tragedie, doivent estre moins forts et moins violens dans Hemon que dans
Admette, qui tout à coup par la veuë de cette figure connoist la grandeur de
son infortune, et qui comblé de joye d'avoir recouvré la vie pour la passer
avec sa chere Alceste qu'il cherche de tous costez, trouve que non seulement
elle est morte, en quoy il est au mesme estat que le fils du Roy de Thebes;
mais qu'elle est morte pour luy: ce qui augmente infiniment sa douleur, et
le rend bien plus inconsolable que Hemon, qui à la verité avoit perdu une
Maistresse dont il pouvoit croire estre aimé; mais dont il n'avoit point
receu d'aussi grandes marques d'amour, qu'Admette en avoit receu d'Alceste.
La derniere chose que nous avons à remarquer,
de celles que nostre Autheur a inventées, est, ce me semble, la victoire
qu'Alcide remporte sur luy-mesme, en cedant Alceste qu'il aimoit, et qui luy
appartenoit par droit de conqueste, à Admette son époux. Cette circonstance
ajoûte, à mon sens, une grande beauté à la Piece, en y ajoûtant une espece
de noeud et de dénouement episodique qui redouble l'attention et le plaisir
des Spectateurs. C'estoit une grande difficulté de retirer Alceste du
tombeau, à voila le noeud principal de la Piece: Mais c'en est une seconde
encore fort grande, de faire qu'Hercule se départe de son amour, sans quoy
on auroit peu de joye de voir revivre Alceste. Hercule par la force de son
bras dompte les Enfers et rameine Alceste, [-58-] et c'est là le dénouëment
principal de la Piece. Ensuitte par la vertu heroïque de son ame, il se
dompte luy-mesme, en preferant la gloire aux charmes de l'amour; et c'est là
le dénouëment de l'episode: Ainsi l'on peut dire que cét incident rend la
Fable en quelque façon double, de simple qu'elle estoit; Et au lieu
qu'Euripide ne traitte que les amours d'Admette et d'Alceste, nostre Autheur
traitte encore, si cela se peut dire, les amours d'Hercule et de la Gloire
sa veritable Maistresse; Doù il arrive que la joye et les plaisirs sont tous
pour Admette, qui represente un homme ordinaire et du commun, Et que la
Gloire est le partage d'Hercule qui represente les Heros et les hommes
extraordinaires. De plus, cét évenement accomplit admirablement le caractere
d'Hercule. C'estoit un demy Dieu qui avoir de la foiblesse mélée avec ses
grandes et divines qualitez; c'est pourquoy l'ayant veu dans le commencement
de la Piece combattu de sa passion, et dans la suitte mesme se laisser aller
jusques à vouloir bien prendre la femme de son amy; ce qui estoit un effet
de sa foiblesse; On voit sur la fin qu'il revient à luy, et que se souvenant
que le Ciel l'a donné à la Terre pour faire de grandes actions; pour dompter
les Monstres et les Tyrans, la Mort et les Enfers, il doit aussi se
surmonter luy-mesme, et ajoûter certe victoire à toutes les autres. Aussi la
Tragedie finit-elle par ces beaux Vers Triomphez genereux Alcide, Vivez en
paix heureux Epoux, qui marquent le sujet et la substance de toute la Piece.
Aristippe.
Cette remarque me semble un peu trop subtile,
et je doute que personne l'ait encore faite.
Cleon.
Ie n'en sçay rien; mais je suis persuadé que
si ces sortes d'ouvrages ne contiennent quelque moralité, ce sont de vains
amusemens indignes d'occuper l'attention d'un esprit raisonnable.
Aristippe.
Cela pourroit bien estre; mais je crains que
vous ne prouviez rien pour prouver trop. Car si l'on vous en croit, nostre
Autheur a mieux fait qu'Euripide; Et il se trouvera que non seulement on
égale aujourd'huy les Anciens, mais que l'on les surpasse, ce qui à mon sens
est le plus étrange paradoxe qui se puisse jamais faire.
Cleon.
Vous avez pû remarquer que quand j'ay loüé
nostre Autheur de n'avoir pas imité Euripide en plusieurs endroits, ce n'a
pas esté parce que je trouve ces endroits-là absolument mauvais; mais parce
qu'ils ne sont pas conformes aux moeurs de nostre Siecle. Ainsi, quelques
bons et quelques divins que soient les sentimens d'Euripide, par rapport aux
moeurs de son temps, les Critiques ont eu peu de raison de blâmer nôtre
Autheur de ne les avoir pas employez dans sa Piece, parce qu'il ne suffit
pas que les choses soient bonnes en elles-mesmes; il faut qu'elles
conviennent aux lieux, au temps, et aux personnes; ainsi, vous ne me devez
point reprocher d'avoir mal-traité Euripide. Ce n'est pas, à vous dire le
vray, que je sois extremément persuadé de la divinité des Anciens, ny que
j'encense aveuglement toutes les choses qu'ils ont dites. C'estoient
asseurément de grands genies, qui ont tres-bien fait en leur temps, où ils
auroient encore esté admirez quand ils auroient moins fait: Mais de vouloir,
parce qu'ils ont esté les premiers Hommes de leur Siecle, qu'ils le soient
eternellement de tous les Siecles qui suivront, c'est dequoy je ne demeure
pas d'accord. Ie veux bien avoüer, si vous le voulez, que les Autheurs
anciens ont eu plus de genies que ceux de ce temps icy pour la description
des choses de la Nature, des sentimens du coeur de l'homme, et pour tout ce
qui regarde l'expression. Mais comme dans les ouvrages de l'esprit il y a
d'autres choses encore à observer, comme la bien-seance, l'ordre, l'oeconomie,
la distribution, et l'arrangement de toutes les parties; ce qui demande une
infinité de preceptes, qui ne peuvent estre trouvez que par une longue suite
d'experiences, de reflexions, et de remarques; il se pourroit faire que les
derniers Siecles ont de l'avantage en ces sortes de choses, parce qu'ils ont
profité du travail et de l'estude de ceux qui les ont precedez. Cette
matiere est peut-estre une des plus importantes qui se puisse traiter parmy
les gens de lettres, et qui meriteroit davantage d'estre examiné; Parce que
si d'un costé le mépris des Anciens est une disposition tres-mauvaise pour
ceux qui estudient; d'un autre costé, le mépris qu'on fait des Modernes, est
aussi d'une fâcheuse consequence, à cause de la juste indignation qu'en
peuvent concevoir les habiles gens de ce Siecle, qui se sentant un genie
vigoureux et un jugement solide, ne daigneroient travailler connoissant
l'injustice qu'on ne manquera pas de leur faire, et qu'Horace se plaint
qu'on luy a faite, en preferant les moindres ouvrages des Anciens, aux plus
belles choses qu'ils pourront jamais faire.
Aristippe.
Nous ne resoudrons pas aujourd'huy cette
question-là; mais faites-moy justice de ces Divinitez qui viennent à tous
momens se presenter sur le Theâtre, sans qu'il en soit aucun besoin.
Licomede enleve Alceste, et aussi-tost Thetis paroist avec les Aquilons pour
exciter la Tempeste. A peine la Tempeste est-elle connuë, qu'Eole paroist
avec les Zephirs pour l'appaiser. Quand Alcide veut aller aux Enfers, Diane
seulement vient, pour luy dire que Mercure va luy ouvrir un passage pour y
descendre. Est-ce pas aller directement contre le precepte d'Horace, qui
condamne ces Dieux de Machines, et qui ne les souffre que pour un dénoüement
qui ne se puisse faire par les voyes ordinaires et naturelles. Aussi
Euripide s'est-il bien donné de garde de s'en servir.
Cleon.
Un des grands défauts des demy-Connoisseurs
est, de n'entendre qu'à demy, ou d'appliquer mal les preceptes d'Aristote et
d'Horace. Celuy que vous venez d'alleguer est tres-bon, et doit estre
indispensablement observé dans les Comedies et dans les Tragedies; mais non
pas dans les Opera ou Pieces de Machines, qui n'estant point en usage du
temps d'Horace, ne peuvent estre sujettes aux Loix qui en ont esté faites de
ce temps-là. Aristote et les autres qui ont traité des Pieces de Theâtre,
ont dit qu'il y avoit deux choses particulierement à y observer, qui sont
[-68-] le vray-semblable et le merveilleux, avec cette difference, que dans
la Comedie il ne doit y avoir rien que de vray-semblable; au lieu que la
Tragedie admet le merveilleux, mais avec moderation, en sorte que si l'on
est obligé d'y méler quelques incidens surnaturels, et d'introduire quelques
Divinitez, il y paroisse de la necessité; Et voila en quel sens l'on doit
entendre le precepte dont nous parlons. Pour rendre la division du Poëme
dragmatique parfaite, il faloit que comme, une des especes, qui est la
Comedie, n'admet que le vray-semblable, c'est à dire, que des évenemens
naturels et ordinaires, il y eust une espece [-69-] opposée qui n'admist que
des évenemens extraordinaires et surnaturels, et c'est ce que font les Opera
et Pieces de Machines pendant que la Tragedie tient le milieu, estant mélée
du merveilleux et du vray-semblable. De là vient que les plus grands défauts
d'une Comedie font les plus grandes beautez d'une Piece de Machine. En
effet, rien n'est plus vicieux dans une Piece ordinaire, que le changement
de Scene; et rien n'est si beau dans les Machines, que ce mesme changement;
non seulement d'un lieu de la Terre à un autre; mais de la Terre au Ciel, et
du Ciel aux Enfers. Rien n'est moins supportable dans une Comedie, que de
dénoüer l'Intrigue par un miracle, ou par l'arrivée d'un Dieu dans une
Machine; Et rien n'est plus beau dans les Opera, que ces sortes de miracles
et d'apparitions de Divinitez, quand il y a quelque fondement de les
introduire.
Aristippe.
Tout ce que vous dites-là me semble tres-bon;
mais d'où vient encore une fois, que s'il y a tant de belles choses dans
l'Alceste de vostre Autheur, personne ne les y voit que vous.
Cleon.
Il n'y a gueres de personnes qui ne les vist
aussi bien et mieux que moy, s'il vouloit les regarder sans prevention ou
sans une trop grande crainte de se méprendre. Au lieu de se demander à soy-mesme
si la Piece est bonne, si elle divertit, si elle touche, si elle émeut, ce
qu'il seroit bien-aise de sçavoir, on s'empresse de demander ce qu'en
pensent les Connoisseurs; Et l'on ne considere pas que bien souvent ces
pretendus Connoisseurs ne s'y connoissent guere, ou qu'ils ont des raisons
pardevers eux d'en parler contre leur connoissance.
Aristippe.
J'ay pourtant oüy dire qu'il faut croire
chacun dans son Art, et qu'il y a du peril à juger des choses qu'on ne
connoist pas.
Cleon. Ce que vous dites est tres-veritable,
aussi conseillerois-je en ce qui regarde la Poësie, de s'en rapporter à ceux
qui en ont fait une estude particuliere, s'il estoit bien seur qu'ils
parlassent sincerement; Mais ces Maistres de l'Art sont tres-rares, et à la
reserve de quelques-uns qui sont fort habiles; je m'en fierois bien plus à
un galand homme de bon sens, qu'à un Sçavant pretendu qui auroit beaucoup,
mais mal estudié cette matiere. Car en fait de Poësie, et de ce qui regarde
la science du Theâtre, il n'est rien de si aisé que de s'y tromper, quand on
veut y entendre trop de finesse; et de mal expliquer les preceptes
d'Aristote et d'Horace, qui ne causent [-73-] pas moins de desordre et de
confusion dans une cervelle mal tournée, qu'ils apportent de lumiere dans un
esprit bienfait et né pour ces sortes de connoissances. Il faut considerer
que les Comedies ne sont pas faites pour plaire seulement aux habiles, mais
à tous les honnestes gens que Terence appelle le Peuple, et que, suivant son
témoignage, elle est parvenuë à sa fin, si elle a sçeu lear plaire. Quand un
galand homme, qui n'aura jamais leu Aristote ny Horace, me dira qu'une Piece
luy a plû, qu'elle a attiré agreablement toute son attention, qu'il en a
tres-bien compris le noeud; qu'il en a de l'inquietude; qu'ensuitte il a veu
le dénoüement avec joye, et qu'il est sorty de la Comedie avec un grand
desir de rencontrer quelqu'un de ses amis pour la luy raconter; je croiray
que la Piece que ce galand homme a veuë, est bonne, et ce témoignage sera
plus fort à mon égard, que toutes les raisons des demy Sçavans. Car la
difference qu'il y a entre un homme sçavant, et un homme qui ne l'est pas,
quand le bon sens est égal de part et d'autre, ne va point à leur faire
ressentir diversement l'effet de la Comedie; ils se divertiront ou
s'ennuyeront également à une Piece, avec cette difference seulement, que le
Sçavant pourra dire pourquoy il s'est ennuyé, et pourquoy il s'est diverty;
et que le galand homme qui n'a pas fait d'étude et de reflexions sur l'Art
Poëtique, ne le pourra dire.
Nous avons donc grand tort de renoncer à un
jugement presqu'infaillible, que chacun de nous a dans soy-mesme, quand on
est un peu raisonnable, pour nous laisser conduire aveuglement à des gens
interessez ou prevenus, qui se mocquent de nous, et qui s'applaudissent en
mesme temps du credit qu'ils ont de faire pancher où il leur plaist les
suffrages de tout le monde.
Aristippe.
Ce que vous me dites-là me semble d'assez bon
sens, et je pourrois bien estre moy-mesme une de ces duppes dont vous
parlez: Car à vous dire franchement, et je vous l'ay déja avoüé, j'avois
trouvé l'Opera beau, et m'y estois bien diverty. Quoy qu'il en soit, je veux
essayer de la methode que vous proposez, et voir comment je m'en trouveray.
Cleon.
Vous vous en trouverez bien, croyez-moy; et
si tout le monde en use comme vous, deux ou trois Poëtes seulement pourront
en souffrir un peu, parce qu'on pourra trouver belles d'autres Pieces que
les leurs: Mais tout le monde en aura plus de divertissement et de
satisfaction.
Permis d'Imprimer. Fait le 16. de Iuillet
1674.
DELAREYNIE.