AVERTISSEMENT
La
querelle excitée l'année dernière à l'Opéra n'ayant abouti qu'à des injures,
dites, d'un côté, avec beaucoup d'esprit, et de l'autre avec beaucoup
d'animosité, je n'y voulus prendre aucune part; car cette espèce de guerre
ne me convenait en aucun sens, et je sentais bien que ce n'était pas le
temps de ne dire que des raisons. Maintenant que les bouffons sont
congédiés, ou près de l'être, et qu'il n'est plus question de cabales, je
crois pouvoir hasarder mon sentiment; et je le dirai avec ma franchise
ordinaire, sans craindre en cela d'offenser personne: il me semble même que,
sur un pareil sujet, toute précaution serait injurieuse pour les lecteurs;
car j'avoue que j'aurais fort mauvaise opinion d'un peuple a [a De peur que
mes lecteurs ne prennent les dernières lignes de cet alinéa pour une satire
ajoutée après coup, je dois les avertir qu'elles sont tirées exactement de
la première édition de cette Lettre; tout ce qui suit fut ajouté dans la
seconde. in marg.] qui donnerait à des chansons une importance ridicule, qui
ferait plus de cas de ses musiciens que de ses philosophes, et chez lequel
il faudrait parler de musique avec plus de circonspection que des plus
graves sujets de morale.
C'est
par la raison que je viens d'exposer que, quoique quelques-uns m'accusent, à
ce qu'on dit, d'avoir manqué de respect à la musique française dans ma
première édition, le respect beaucoup plus grand et l'estime que je dois à
la nation m'empêchent de rien changer, à cet égard, dans celle-ci.
Une
chose presque incroyable, si elle regardait tout autre que moi, c'est qu'on
ose m'accuser d'avoir parlé de la langue avec mépris dans un ouvrage où il
n'en peut être question que par rapport à la musique. Je n'ai pas changé
là-dessus un seul mot dans cette édition; ainsi, en la parcourant de sang
froid, le lecteur pourra voir si cette accusation est juste. Il est vrai
que, quoique nous ayons eu d'excellents poètes et même quelques musiciens
qui n'étaient pas sans génie, je crois notre langue peu propre à la poésie,
et point du tout à la musique. Je ne crains pas de m'en rapporter sur ce
point aux poètes mêmes; car, quant aux musiciens, chacun sait qu'on peut se
dispenser de les consulter sur toute affaire de raisonnement. En revanche,
la langue française me paraît celle des philosophes et des sages [a C'est
le sentiment de l'auteur de la Lettre sur les sourds et les muets, sentiment
qu'il soutient très-bien dans l'addition à cet ouvrage, et qu'il prouve
encore mieux par tous ses écrits. in marg.]: elle semble faite pour être
l'organe de la vérité et de la raison. Malheur à quiconque offense l'une ou
l'autre dans des écrits qui la déshonorent! Quant à moi, le plus digne
hommage que je croie pouvoir rendre à cette belle et sage langue, dont j'ai
le bonheur de faire usage, est de tâcher de ne la point avilir.
Quoique
je ne veuille et ne doive point changer de ton avec le public, que je
n'attende rien de lui, et que je me soucie tout aussi peu de ses satires que
de ses éloges, je crois le respecter beaucoup plus que cette foule
d'écrivains mercenaires et dangereux qui le flattent pour leur intérêt. Ce
respect, il est vrai, ne consiste pas dans de vains ménagements qui marquent
l'opinion qu'on a de la faiblesse de ses lecteurs, mais à rendre hommage à
leur jugement, en appuyant par des raisons solides, le sentiment qu'on leur
propose; et c'est ce que je me suis toujours efforcé de faire. Ainsi, de
quelque sens qu'on veuille envisager les choses, en appréciant équitablement
toutes les clameurs que cette lettre a excitées, j'ai bien peur qu'à la fin
mon plus grand tort ne soit d'avoir raison; car je sais trop que celui-là ne
me sera jamais pardonné.
***
LETTRE
SUR LA MUSIQUE FRANÇAISE
Sunt
verba et voces, praetereaque nihil.
Vous
souvenez-vous, monsieur, de l'histoire de cet enfant de Silésie dont parle
Monsieur de Fontenelle, et qui était né avec une dent d'or? Tous les
docteurs de l'Allemagne s'épuisèrent d'abord en savantes dissertations pour
expliquer comment on pouvait naître avec une dent d'or: la dernière chose
dont on s'avisa fut de vérifier le fait, et il se trouva que la dent n'était
pas d'or. Pour éviter un semblable inconvénient, avant que de parler de
l'excellence de notre musique, il serait peut-être bon de s'assurer de son
existence, et d'examiner d'abord, non pas si elle est d'or, mais si nous en
avons une.
Les
Allemands, les Espagnols et les Anglais ont longtemps prétendu posséder une
musique propre à leur langue: en effet ils avaient des opéras nationaux
qu'ils admiraient de très-bonne foi; et ils étaient bien persuadés qu'il y
allait de leur gloire à laisser abolir ces chefs-d'œuvre insupportables à
toutes les oreilles, excepté les leurs. Enfin le plaisir l'a emporté chez
eux sur la vanité, ou, du moins, ils s'en sont fait une mieux entendue de
sacrifier au goût et à la raison des préjugés qui rendent souvent les
nations ridicules par l'honneur même qu'elles y attachent.
Nous
sommes encore en France, à l'égard de notre musique, dans les sentiments où
ils étaient alors sur la leur: mais qui nous assurera que, pour avoir été
plus opiniâtres, notre entêtement en soit mieux fondé? Ignorons-nous combien
l'habitude des plus mauvaises choses peut fasciner nos sens en leur faveur[1],
et combien le raisonnement et la réflexion sont nécessaires pour rectifier
dans tous les beaux-arts l'approbation mal entendue que le peuple donne
souvent aux productions du plus mauvais goût, et détruire le faux plaisir
qu'il y prend? Ne serait-il donc point à propos, pour bien juger de la
musique française, indépendamment de ce qu'en pense la populace de tous les
états, qu'on essayât une fois de la soumettre à la coupelle de la raison, et
de voir si elle en soutiendra l'épreuve? "Concedo ipse hoc multis, disait
Platon, voluptate musicam judicandam; sed illam fermè musicam esse dico
pulcherrimam, quae optimos satisque eruditos delectet."
Je n'ai
pas dessein d'approfondir ici cet examen: ce n'est pas l'affaire d'une
lettre, ni peut-être la mienne. Je voudrais seulement tâcher d'établir
quelques principes sur lesquels, en attendant qu'on en trouve de meilleurs,
les maîtres de l'art, ou plutôt les philosophes, pussent diriger leurs
recherches: car, disait autrefois un sage, c'est au poète à faire de la
poésie, et au musicien à faire de la musique; mais il n'appartient qu'au
philosophe de bien parler de l'une et de l'autre.
Toute
musique ne peut être composée que de ces trois choses: mélodie ou chant,
harmonie ou accompagnement, mouvement ou mesure[2].
Quoique
le chant tire son principal caractère de la mesure, comme il naît
immédiatement de l'harmonie, et qu'il assujettit toujours l'accompagnement à
sa marche, j'unirai ces deux parties dans un même article; puis je parlerai
de la mesure séparément.
L'harmonie, ayant son principe dans la nature, est la même pour toutes les
nations; ou si elle a quelques différences, elles sont introduites par celle
de la mélodie: ainsi, c'est de la mélodie seulement qu'il faut tirer le
caractère particulier d'une musique nationale, d'autant plus que ce
caractère étant principalement donné par la langue, le chant proprement dit
doit ressentir sa plus grande influence.
On peut
concevoir des langues plus propres à la musique les unes que les autres: on
en peut concevoir qui ne le seraient point du tout. Telle en pourrait être
une qui ne serait composée que de sons mixtes, de syllabes muettes, sourdes
ou nasales, peu de voyelles sonores, beaucoup de consonnes et
d'articulations, et qui manquerait encore d'autres conditions essentielles
dont je parlerai dans l'article de la mesure. Cherchons, par curiosité, ce
qui résulterait de la musique appliquée à une telle langue.
Premièrement, le défaut d'éclat dans le son des voyelles obligerait d'en
donner beaucoup à celui des notes; et, parce que la langue serait sourde, la
musique serait criarde. En second lieu, la dureté et la fréquence des
consonnes forceraient à exclure beaucoup de mots, à ne procéder sur les
autres que par des intonations élémentaires; et la musique serait insipide
et monotone: sa marche serait encore lente et ennuyeuse par la même raison;
et quand on voudrait presser un peu le mouvement, sa vitesse ressemblerait à
celle d'un corps dur et anguleux qui roule sur le pavé.
Comme
une telle musique serait dénuée de toute mélodie agréable, on tâcherait d'y
suppléer par des beautés factices et peu naturelles; on la chargerait de
modulations fréquentes et régulières, mais froides, sans grâces et sans
expression; on inventerait des fredons, des cadences, des ports-de-voix, et
d'autres agréments postiches, qu'on prodiguerait dans le chant, et qui ne
feraient que le rendre plus ridicule sans le rendre moins plat. La musique,
avec toute cette maussade parure, resterait languissante et sans expression;
et ses images, dénuées de force et d'énergie, peindraient peu d'objets en
beaucoup de notes, comme ces écritures gothiques dont les lignes, remplies
de traits et de lettres figurées, ne contiennent que deux ou trois mots, et
qui renferment très-peu de sens en un grand espace.
L'impossibilité d'inventer des chants agréables obligerait les compositeurs
à tourner tous leurs soins du côté de l'harmonie; et, faute de beautés
réelles, ils y introduiraient des beautés de convention, qui n'auraient
presque d'autre mérite que la difficulté vaincue: au lieu d'une bonne
musique, ils imagineraient une musique savante; pour suppléer au chant, ils
multiplieraient les accompagnements; il leur en coûterait moins de placer
beaucoup de mauvaises parties les unes au-dessus des autres, que d'en faire
une qui fût bonne. Pour ôter l'insipidité, ils augmenteraient la confusion;
ils croiraient faire de la musique, et ils ne feraient que du bruit.
Un
autre effet qui résulterait du défaut de mélodie serait que les musiciens,
n'en ayant qu'une fausse idée, trouveraient partout une mélodie à leur
manière: n'ayant pas de véritable chant, les parties de chant ne leur
coûteraient rien à multiplier, parce qu'ils donneraient hardiment ce nom à
ce qui n'en serait pas, même jusqu'à la basse continue, à l'unisson de
laquelle ils feraient sans façon réciter les basses-tailles; sauf à couvrir
le tout d'une sorte d'accompagnement dont la prétendue mélodie n'aurait
aucun rapport à celle de la partie vocale. Partout où ils verraient des
notes ils trouveraient du chant, attendu qu'en effet leur chant ne serait
que des notes, Voces, praetereàque nihil.
Passons
maintenant à la mesure, dans le sentiment de laquelle consiste en grande
partie la beauté et l'expression du chant. La mesure est à peu près à la
mélodie ce que la syntaxe est au discours; c'est elle qui fait
l'enchaînement des mots, qui distingue les phrases, et qui donne un sens,
une liaison au tout. Toute musique dont on ne sent point la mesure
ressemble, si la faute vient de celui qui l'exécute, à une écriture en
chiffres, dont il faut nécessairement trouver la clef pour en démêler le
sens; mais si en effet cette musique n'a pas de mesure sensible, ce n'est
alors qu'une collection confuse de mots pris au hasard et écrits sans suite,
auxquels le lecteur ne trouve aucun sens, parce que l'auteur n'y en a point
mis.
J'ai
dit que toute musique nationale tire son principal caractère de la langue
qui lui est propre, et je dois ajouter que c'est principalement la prosodie
de la langue qui constitue ce caractère. Comme la musique vocale a précédé
de beaucoup l'instrumentale, celle-ci a toujours reçu de l'autre ses tours
de chant et sa mesure: et les diverses mesures de la musique vocale n'ont pu
naître que des diverses manières dont on pouvait scander le discours et
placer les brèves et les longues les unes à l'égard des autres; ce qui est
très-évident dans la musique grecque, dont toutes les mesures n'étaient que
les formules d'autant de rythmes fournis par tous les arrangements des
syllabes longues ou brèves, et des pieds dont la langue et la poésie étaient
susceptibles. De sorte que, quoiqu'on puisse très-bien distinguer dans le
rythme musical la mesure de la prosodie, la mesure du vers et la mesure du
chant, il ne faut pas douter que la musique la plus agréable, ou du moins la
mieux cadencée, ne soit celle où ces trois mesures concourent ensemble le
plus parfaitement qu'il est possible.
Après
ces éclaircissements je reviens à mon hypothèse, et je suppose que la même
langue dont je viens de parler eût une mauvaise prosodie, peu marquée, sans
exactitude et sans précision; que les longues et les brèves n'eussent pas
entre elles, en durées et en nombres, des rapports simples et propres à
rendre le rythme agréable, exact, régulier; qu'elle eût des longues plus ou
moins longues les unes que les autres, des brèves plus ou moins brèves, des
syllabes ni brèves ni longues, et que les différences des unes et des autres
fussent indéterminées et presque incommensurables: il est clair que la
musique nationale, étant contrainte de recevoir dans sa mesure les
irrégularités de la prosodie, n'en aurait qu'une fort vague, inégale et
très-peu sensible; que le récitatif se sentirait surtout de cette
irrégularité; qu'on ne saurait presque comment y faire accorder les valeurs
des notes et celles des syllabes; qu'on serait contraint d'y changer de
mesure à tout moment, et qu'on ne pourrait jamais y rendre les vers dans un
rythme exact et cadencé; que, même dans les airs mesurés, tous les
mouvements seraient peu naturels et sans précision; que, pour peu de lenteur
qu'on joignît à ce défaut, l'idée de l'égalité des temps se perdrait
entièrement dans l'esprit du chanteur et de l'auditeur; et qu'enfin la
mesure n'étant plus sensible, ni ses retours égaux, elle ne serait
assujettie qu'au caprice du musicien, qui pourrait, à chaque instant, la
presser ou ralentir à son gré, de sorte qu'il ne serait pas possible dans un
concert de se passer de quelqu'un qui la marquât à tous, selon la fantaisie
ou la commodité d'un seul.
C'est
ainsi que les acteurs contracteraient tellement l'habitude de s'asservir la
mesure, qu'on les entendrait même l'altérer à dessein dans les morceaux où
le compositeur serait venu à bout de la rendre sensible. Marquer la mesure
serait une faute contre la composition, et la suivre en serait une contre le
goût du chant: les défauts passeraient pour des beautés, et les beautés pour
des défauts; les vices seraient établis en règles; et, pour faire de la
musique au goût de la nation, il ne faudrait que s'attacher avec soin à ce
qui déplaît à tous les autres.
Aussi
avec quelque art qu'on cherchât à couvrir les défauts d'une pareille
musique, il serait impossible qu'elle plût jamais à d'autres oreilles qu'à
celles des naturels du pays où elle serait en usage: à force d'essuyer des
reproches sur leur mauvais goût, à force d'entendre dans une langue plus
favorable de la véritable musique, ils chercheraient à en rapprocher la
leur, et ne feraient que lui ôter son caractère et la convenance qu'elle
avait avec la langue pour laquelle elle avait été faite. S'ils voulaient
dénaturer leur chant, ils le rendraient dur, baroque, et presque
inchantable; s'ils se contentaient de l'orner par d'autres accompagnements
que ceux qui lui sont propres, ils ne feraient que marquer mieux sa
platitude par un contraste inévitable: ils ôteraient à leur musique la seule
beauté dont elle était susceptible, en ôtant à toutes ses parties
l'uniformité de caractère qui la faisait être une; et en accoutumant les
oreilles à dédaigner le chant pour n'écouter que la symphonie, ils
parviendraient enfin à ne faire servir les voix que d'accompagnement à
l'accompagnement.
Voilà
par quel moyen la musique d'une telle nation se diviserait en musique vocale
et musique instrumentale; voilà comment, en donnant des caractères
différents à ces deux espèces, on en ferait un tout monstrueux. La symphonie
voudrait aller en mesure; et le chant ne pouvant souffrir aucune gêne, on
entendrait souvent dans les mêmes morceaux les acteurs et l'orchestre se
contrarier et se faire obstacle mutuellement: cette incertitude et le
mélange des deux caractères introduiraient dans la manière d'accompagner une
froideur et une lâcheté qui se tourneraient tellement en habitude, que les
symphonistes ne pourraient pas, même en exécutant de bonne musique, lui
laisser de la force et de l'énergie. En la jouant comme la leur, ils
l'énerveraient entièrement; ils feraient fort les doux, doux les fort, et ne
connaîtraient pas une des nuances de ces deux mots. Ces autres mots,
rinforzendo, dolce[3], risoluto,
con gusto, spiritoso, sostenuto, con brio, n'auraient pas même de synonymes
dans leur langue, et celui d'expression n'y aurait aucun sens: ils
substitueraient je ne sais combien de petits ornements froids et maussades à
la vigueur du coup d'archet. Quelque nombreux que fût l'orchestre, il ne
ferait aucun effet, ou n'en ferait qu'un très-désagréable. Comme l'exécution
serait toujours lâche, et que les symphonistes aimeraient mieux jouer
proprement que d'aller en mesure, ils ne seraient jamais ensemble: ils ne
pourraient venir à bout de tirer un son net et juste, ni de rien exécuter
dans son caractère; et les étrangers seraient tout surpris que, à
quelques-uns près, un orchestre vanté comme le premier du monde serait à
peine digne des tréteaux d'une guinguette[4]
. Il devrait naturellement arriver que de tels musiciens prissent en haine
la musique qui aurait mis leur honte en évidence; et bientôt, joignant la
mauvaise volonté au mauvais goût, ils mettraient encore du dessein prémédité
dans la ridicule exécution dont ils auraient bien pu se fier à leur
maladresse.
D'après
une autre supposition contraire à celle que je viens de faire, je pourrais
déduire aisément toutes les qualités d'une véritable musique, faite pour
émouvoir, pour imiter, pour plaire, et pour porter au cœur les plus douces
impressions de l'harmonie et du chant; mais, comme ceci nous écarterait trop
de notre sujet, et surtout des idées qui nous sont connues, j'aime mieux me
borner à quelques observations sur la musique italienne, qui puissent nous
aider à mieux juger de la nôtre.
Si l'on
demandait laquelle de toutes les langues doit avoir une meilleure grammaire,
je répondrais que c'est celle du peuple qui raisonne le mieux; et si l'on
demandait lequel de tous les peuples doit avoir une meilleure musique, je
dirais que c'est celui dont la langue y est le plus propre. C'est ce que
j'ai déjà établi ci-devant, et que j'aurai occasion de confirmer dans la
suite de cette lettre. Or, s'il y a en Europe une langue propre à la
musique, c'est certainement l'italienne; car cette langue est douce, sonore,
harmonieuse, et accentuée plus qu'aucune autre, et ces quatre qualités sont
précisément les plus convenables au chant.
Elle
est douce, parce que les articulations y sont peu composées, que la
rencontre des consonnes y est rare et sans rudesse, et qu'un très-grand
nombre de syllabes n'y étant formées que de voyelles, les fréquentes
élisions en rendent la prononciation plus coulante; elle est sonore, parce
que la plupart des voyelles y sont éclatantes, qu'elle n'a pas de
diphtongues composées, qu'elle a peu ou point de voyelles nasales, et que
les articulations rares et faciles distinguent mieux le son des syllabes,
qui en devient plus net et plus plein. A l'égard de l'harmonie, qui dépend
du nombre et de la prosodie autant que des sons, l'avantage de la langue
italienne est manifeste sur ce point; car il faut remarquer que ce qui rend
une langue harmonieuse et véritablement pittoresque dépend moins de la force
réelle de ses termes que de la distance qu'il y a du doux au fort entre les
sons qu'elle emploie, et du choix qu'on en peut faire pour les tableaux
qu'on a à peindre. Ceci supposé, que ceux qui pensent que l'italien n'est
que le langage de la douceur et de la tendresse prennent la peine de
comparer entre elles ces deux strophes du Tasse:
Teneri sdegni, e placide
e tranquille
Repulse, e cari vezzi, e
liete paci,
Sorrisi, parolette, e
dolci stille
Di pianto, e sospir
tronchi, e molli baci:
Fuse tai cose tutte, e
poscia unille,
Ed al foco temprò di
lente faci;
E ne formò quel si
mirabil cinto
Di ch' ella aveva il bel
fianco succincto.
Chiama gli abitator dell'
ombre eterne
Il rauco suon della
tartarea tromba:
Treman le spaziose atre
caverne,
E l'aer cieco a quel
romor rimbomba;
Nè si stridendo mai dalle
superne
Regioni del cielo il
folgor piomba,
Nè si scossa giammai
trema la terra
Quando i vapori in sen
gravida serra.
Et
s'ils désespèrent de rendre en français la douce harmonie de l'une, qu'ils
essaient d'exprimer la rauque dureté de l'autre. Il n'est pas besoin, pour
juger de ceci, d'entendre la langue, il ne faut qu'avoir des oreilles et de
la bonne foi. Au reste vous observerez que cette dureté de la dernière
strophe n'est point sourde, mais très-sonore, et qu'elle n'est que pour
l'oreille et non pour la prononciation; car la langue n'articule pas moins
facilement les r multipliées qui font la rudesse de cette strophe, que les l
qui rendent la première si coulante. Au contraire, toutes les fois que nous
voulons donner de la dureté à l'harmonie de notre langue, nous sommes forcés
d'entasser des consonnes de toute espèce qui forment des articulations
difficiles et rudes, ce qui retarde la marche du chant et contraint souvent
la musique d'aller plus lentement, précisément quand le sens des paroles
exigerait le plus de vitesse.
Si je
voulais m'étendre sur cet article, je pourrais peut-être vous faire voir
encore que les inversions de la langue italienne sont beaucoup plus
favorables à la bonne mélodie que l'ordre didactique de la nôtre, et qu'une
phrase musicale se développe d'une manière plus agréable et plus
intéressante, quand le sens du discours, longtemps suspendu, se résout sur
le verbe avec la cadence, que quand il se développe à mesure, et laisse
affaiblir ou satisfaire ainsi par degrés le désir de l'esprit, tandis que
celui de l'oreille augmente en raison contraire jusqu'à la fin de la phrase.
Je vous prouverais encore que l'art des suspensions et des mots entrecoupés,
que l'heureuse constitution de la langue rend si familier à la musique
italienne, est entièrement inconnu dans la nôtre, et que nous n'avons
d'autre moyen pour y suppléer, que des silences qui ne sont jamais du chant,
et qui, dans ces occasions, montrent plutôt la pauvreté de la musique que
les ressources du musicien.
Il me
resterait à parler de l'accent, mais ce point important demande une si
profonde discussion, qu'il vaut mieux la réserver à une meilleure main: je
vais donc passer aux choses plus essentielles à mon objet, et tâcher
d'examiner notre musique en elle-même.
Les
Italiens prétendent que notre mélodie est plate et sans aucun chant, et
toutes les nations[5] neutres
confirment unanimement leur jugement sur ce point; de notre côté, nous
accusons la leur d'être bizarre et baroque[6].
J'aime mieux croire que les uns et les autres se trompent que d'être réduit
à dire que, dans des contrées où les sciences et tous les arts sont parvenus
à un si haut degré, la musique seule est encore à naître.
Les
moins prévenus d'entre nous[7] se
contentent de dire que la musique italienne et la française sont toutes deux
bonnes, chacune dans son genre, chacune pour la langue qui lui est propre:
mais, outre que les autres nations ne conviennent pas de cette parité, il
resterait toujours à savoir laquelle des deux langues peut comporter le
meilleur genre de musique en soi. Question fort agitée en France, mais qui
ne le sera jamais ailleurs; question qui ne peut être décidée que par une
oreille parfaitement neutre, et qui, par conséquent, devient tous les jours
plus difficile à résoudre dans le seul pays où elle soit en problème. Voici
sur ce sujet quelques expériences que chacun est maître de vérifier, et qui
me paraissent pouvoir servir à cette solution, du moins quant à la mélodie,
à laquelle seule se réduit presque toute la dispute.
J'ai
pris dans les deux musiques des airs également estimés chacun dans son
genre, et, les dépouillant les uns de leurs ports-de-voix et de leurs
cadences éternelles, les autres des notes sous-entendues que le compositeur
ne se donne point la peine d'écrire, et dont il se remet à l'intelligence du
chanteur[8] , je les ai solfiés
exactement sur la note, sans aucun ornement, et sans rien fournir de
moi-même au sens ni à la liaison de la phrase. Je ne vous dirai point quel a
été dans mon esprit le résultat de cette comparaison, parce que j'ai le
droit de vous proposer mes raisons et non pas mon autorité: je vous rends
compte seulement des moyens que j'ai pris pour me déterminer, afin que, si
vous les trouvez bons, vous puissiez les employer à votre tour. Je dois vous
avertir seulement que cette expérience demande bien plus de précaution qu'il
ne semble. La première et la plus difficile de toutes est d'être de bonne
foi, et de se rendre également équitable dans le choix et dans le jugement.
La seconde est que, pour tenter cet examen, il faut nécessairement être
également versé dans les deux styles; autrement celui qui serait le plus
familier se présenterait à chaque instant à l'esprit au préjudice de
l'autre: et cette deuxième condition n'est guère plus facile que la
première; car de tous ceux qui connaissent bien l'une et l'autre musique,
nul ne balance sur le choix; et l'on a pu voir par les plaisants
barbouillages de ceux qui se sont mêlés d'attaquer l'italienne, quelle
connaissance ils avaient d'elle et de l'art en général.
Je dois
ajouter qu'il est essentiel d'aller bien exactement en mesure; mais je
prévois que cet avertissement, superflu dans tout autre pays, sera fort
inutile dans celui-ci, et cette seule omission entraîne nécessairement
l'incompétence du jugement.
Avec
toutes ces précautions, le caractère de chaque genre ne tarde pas à se
déclarer, et alors il est bien difficile de ne pas revêtir les phrases des
idées qui leur conviennent, et de n'y pas ajouter, du moins par l'esprit,
les tours et les ornements qu'on a la force de leur refuser par le chant. Il
ne faut pas non plus s'en tenir à une seule épreuve, car un air peut plaire
plus qu'un autre, sans que cela décide de la préférence du genre; et ce
n'est qu'après un grand nombre d'essais qu'on peut établir un jugement
raisonnable: d'ailleurs, en s'ôtant la connaissance des paroles, on s'ôte
celle de la partie la plus importante de la mélodie, qui est l'expression;
et tout ce qu'on peut décider par cette voie, c'est si la modulation est
bonne et si le chant a du naturel et de la beauté. Tout cela nous montre
combien il est difficile de prendre assez de précautions contre les
préjugés, et combien le raisonnement nous est nécessaire pour nous mettre en
état de juger sainement des choses de goût.
J'ai
fait une autre épreuve qui demande moins de précautions, et qui vous
paraîtra peut-être plus décisive. J'ai donné à chanter à des Italiens les
plus beaux airs de Lulli, et à des musiciens français des airs de Leo et du
Pergolèse; et j'ai remarqué que, quoique ceux-ci fussent fort éloignés de
saisir le vrai goût de ces morceaux, ils en sentaient pourtant la mélodie,
et en tiraient à leur manière des phrases de musique chantantes, agréables
et bien cadencées. Mais les Italiens solfiant très-exactement nos airs les
plus pathétiques, n'ont jamais pu y reconnaître ni phrases ni chant; ce
n'était pas pour eux de la musique qui eût du sens, mais seulement des
suites de notes placées sans choix, et comme au hasard; ils les chantaient
précisément comme vous liriez des mots arabes écrits en caractères français[9].
Troisième expérience. J'ai vu à Venise un Arménien, homme d'esprit, qui
n'avait jamais entendu de musique, et devant lequel on exécuta, dans un même
concert, un monologue français qui commence par ce vers,
Temple sacré, séjour tranquille ....
et un
air de Galuppi, qui commence par celui-ci,
Voi che languite senza speranza ....
L'un et
l'autre furent chantés, médiocrement pour le français et mal pour l'italien,
par un homme accoutumé seulement à la musique française, et alors
très-enthousiaste de celle de M. Rameau. Je remarquai dans l'Arménien,
durant tout le chant français, plus de surprise que de plaisir; mais tout le
monde observa, dès les premières mesures de l'air italien, que son visage et
ses yeux s'adoucissaient; il était enchanté, il prêtait son âme aux
impressions de la musique; et, quoiqu'il entendît peu la langue, les simples
sons lui causaient un ravissement sensible. Dès ce moment on ne put plus lui
faire écouter aucun air français.
Mais,
sans chercher ailleurs des exemples, n'avons-nous pas même parmi nous
plusieurs personnes qui, ne connaissant que notre opéra, croyaient de bonne
foi n'avoir aucun goût pour le chant, et n'ont été désabusées que par les
intermèdes italiens. C'est précisément parce qu'ils n'aimaient que la
véritable musique, qu'ils croyaient ne pas aimer la musique.
J'avoue
que tant de faits m'ont rendu douteuse l'existence de notre mélodie, et
m'ont fait soupçonner qu'elle pourrait bien n'être qu'une sorte de
plain-chant modulé, qui n'a rien d'agréable en lui-même, qui ne plaît qu'à
l'aide de quelques ornements arbitraires, et seulement à ceux qui sont
convenus de les trouver beaux. Aussi à peine notre musique est-elle
supportable à nos propres oreilles, lorsqu'elle est exécutée par des voix
médiocres qui manquent d'art pour la faire valoir. Il faut des Fel et des
Jelyotte pour chanter la musique française; mais toute voix est bonne pour
l'italienne, parce que les beautés du chant italien sont dans la musique
même, au lieu que celles du chant français, s'il en a, ne sont que dans
l'art du chanteur[10] .
Trois
choses me paraissent concourir à la perfection de la mélodie italienne. La
première est la douceur de la langue, qui, rendant toutes les inflexions
faciles, laisse au goût du musicien la liberté d'en faire un choix plus
exquis, de varier davantage les combinaisons, et de donner à chaque acteur
un tour de chant particulier, de même que chaque homme a son geste et son
ton qui lui sont propres et qui le distinguent d'un autre homme.
La
deuxième est la hardiesse des modulations, qui, quoique moins servilement
préparées que les nôtres, se rendent plus agréables en se rendant plus
sensibles, et, sans donner de la dureté au chant, ajoutent une vive énergie
à l'expression. C'est par elle que le musicien, passant brusquement d'un ton
ou d'un mode à un autre, et supprimant, quand il le faut, les transitions
intermédiaires et scolastiques, sait exprimer les réticences, les
interruptions, les discours entrecoupés, qui sont le langage des passions
impétueuses, que le bouillant Métastase a employé si souvent, que les
Porpora, les Galuppi, les Cocchi, les Jommelli, les Perez, les Terradeglias,
ont su rendre avec succès, et que nos poètes lyriques connaissent aussi peu
que nos musiciens.
Le
troisième avantage, et celui qui prête à la mélodie son plus grand effet,
est l'extrême précision de mesure qui s'y fait sentir dans les mouvements
les plus lents, ainsi que dans les plus gais, précision qui rend le chant
animé et intéressant, les accompagnements vifs et cadencés; qui multiplie
réellement les chants, en faisant d'une même combinaison de sons autant de
différentes mélodies qu'il y a de manières de les scander; qui porte au cœur
tous les sentiments, et à l'esprit tous les tableaux; qui donne au musicien
le moyen de mettre en air tous les caractères de paroles imaginables,
plusieurs dont nous n'avons pas même l'idée[11]
; et qui rend tous les mouvements propres à exprimer tous les caractères[12]
, ou un seul mouvement propre à contraster et changer de caractère au gré du
compositeur.
Voilà,
ce me semble, les sources d'où le chant italien tire ses charmes et son
énergie; à quoi l'on peut ajouter une nouvelle et très-forte preuve de
l'avantage de sa mélodie, en ce qu'elle n'exige pas, autant que la nôtre, de
ces fréquents renversements d'harmonie qui donnent à la basse continue le
véritable chant d'un dessus. Ceux qui trouvent de si grandes beautés dans la
mélodie française devraient bien nous dire à laquelle de ces choses elle en
est redevable, ou nous montrer les avantages qu'elle a pour y suppléer.
Quand
on commence à connaître la mélodie italienne, on ne lui trouve d'abord que
des grâces, et on ne la croit propre qu'à exprimer des sentiments agréables;
mais, pour peu qu'on étudie son caractère pathétique et tragique, on est
bientôt surpris de la force que lui prête l'art des compositeurs dans les
grands morceaux de musique. C'est à l'aide de ces modulations savantes, de
cette harmonie simple et pure, de ces accompagnements vifs et brillants, que
ces chants divins déchirent ou ravissent l'âme, mettent le spectateur hors
de lui-même, et lui arrachent, dans ses transports, des cris dont jamais nos
tranquilles opéras ne furent honorés.
Comment
le musicien vient-il à bout de produire ces grands effets? Est-ce à force de
contraster les mouvements, de multiplier les accords, les notes, les
parties? Est-ce à force d'entasser dessins sur dessins, instruments sur
instruments? Tout ce fatras, qui n'est qu'un mauvais supplément où le génie
manque, étoufferait le chant loin de l'animer, et détruirait l'intérêt en
partageant l'attention. Quelque harmonie que puissent faire ensemble
plusieurs parties toutes bien chantantes, l'effet de ces beaux chants
s'évanouit aussitôt qu'ils se font entendre à la fois, et il ne reste que
celui d'une suite d'accords, qui, quoi qu'on puisse dire, est toujours
froide quand la mélodie ne l'anime pas: de sorte que plus on entasse des
chants mal à propos, et moins la musique est agréable et chantante, parce
qu'il est impossible à l'oreille de se prêter au même instant à plusieurs
mélodies, et que, l'une effaçant l'impression de l'autre, il ne résulte du
tout que de la confusion et du bruit. Pour qu'une musique devienne
intéressante, pour qu'elle porte à l'âme les sentiments qu'on y veut
exciter, il faut que toutes les parties concourent à fortifier l'expression
du sujet; que l'harmonie ne serve qu'à le rendre plus énergique; que
l'accompagnement l'embellisse sans le couvrir ni le défigurer; que la basse,
par une marche uniforme et simple, guide en quelque sorte celui qui chante
et celui qui écoute, sans que ni l'un ni l'autre s'en aperçoive: il faut, en
un mot, que le tout ensemble ne porte à la fois qu'une mélodie à l'oreille
et qu'une idée à l'esprit.
Cette
unité de mélodie me paraît une règle indispensable et non moins importante
en musique que l'unité d'action dans une tragédie; car elle est fondée sur
le même principe, et dirigée vers le même objet. Aussi tous les bons
compositeurs italiens s'y conforment-ils avec un soin qui dégénère
quelquefois en affectation; et pour peu qu'on y réfléchisse, on sent bientôt
que c'est d'elle que leur musique tire son principal effet. C'est dans cette
grande règle qu'il faut chercher la cause des fréquents accompagnements à
l'unisson qu'on remarque dans la musique italienne, et qui, fortifiant
l'idée du chant, en rendent en même temps les sons plus moelleux, plus doux,
et moins fatigants pour la voix. Ces unissons ne sont point praticables dans
notre musique, si ce n'est sur quelques caractères d'airs choisis et tournés
exprès pour cela: jamais un air pathétique français ne serait supportable
accompagné de cette manière, parce que, la musique vocale et l'instrumentale
ayant parmi nous des caractères différents, on ne peut, sans pécher contre
la mélodie et le goût, appliquer à l'une les mêmes tours qui conviennent à
l'autre; sans compter que, la mesure étant toujours vague et indéterminée,
surtout dans les airs lents, les instruments et la voix ne pourraient jamais
s'accorder, et ne marcheraient point assez de concert pour produire ensemble
un effet agréable. Une beauté qui résulte encore de ces unissons, c'est de
donner une expression plus sensible à la mélodie, tantôt en renforçant tout
d'un coup les instruments sur un passage, tantôt en les radoucissant, tantôt
en leur donnant un trait de chant énergique et saillant, que la voix
n'aurait pu faire, et que l'auditeur, adroitement trompé, ne laisse pas de
lui attribuer quand l'orchestre sait le faire sortir à propos. De là naît
encore cette parfaite correspondance de la symphonie et du chant, qui fait
que tous les traits qu'on admire dans l'une ne sont que des développements
de l'autre; de sorte que c'est toujours dans la partie vocale qu'il faut
chercher la source de toutes les beautés de l'accompagnement: cet
accompagnement est si bien un avec le chant, et si exactement relatif aux
paroles, qu'il semble souvent déterminer le jeu et dicter à l'acteur le
geste qu'il doit faire[13] ; et
tel qui n'aurait pu jouer le rôle sur les paroles seules le jouera
très-juste sur la musique, parce qu'elle fait bien sa fonction d'interprète.
Au
reste, il s'en faut beaucoup que les accompagnements italiens soient
toujours à l'unisson de la voix. Il y a deux cas assez fréquents où le
musicien les en sépare: l'un, quand la voix, roulant avec légèreté sur des
cordes d'harmonie, fixe assez l'attention pour que l'accompagnement ne
puisse la partager; encore alors donne-t-on tant de simplicité à cet
accompagnement, que l'oreille, affectée seulement d'accords agréables, n'y
sent aucun chant qui puisse la distraire: l'autre cas demande un peu plus de
soin pour le faire entendre.
"Quand
le musicien saura son art, dit l'auteur de la Lettre sur les sourds et les
muets, les parties d'accompagnement, concourront ou à fortifier l'expression
de la partie chantante, ou à ajouter de nouvelles idées que le sujet
demandait, et que la partie chantante n'aura pu rendre." Ce passage me
paraît renfermer un précepte très-utile, et voici comment je pense qu'on
doit l'entendre.
Si le
chant est de nature à exiger quelques additions, ou, comme disaient nos
anciens musiciens, quelques diminutions [a On trouvera le mot diminution
dans le quatrième volume de l'Encyclopédie. in marg.], qui ajoutent à
l'expression ou à l'agrément, sans détruire en cela l'unité de mélodie, de
sorte que l'oreille, qui blâmerait peut-être ces additions faites par la
voix, les approuve dans l'accompagnement, et s'en laisse doucement affecter
sans cesser pour cela d'être attentive au chant; alors l'habile musicien, en
les ménageant à propos et les employant avec goût, embellira son sujet, et
le rendra plus expressif sans le rendre moins un; et quoique
l'accompagnement n'y soit pas exactement semblable à la partie chantante,
l'un et l'autre ne feront pourtant qu'un chant et qu'une mélodie. Que si le
sens des paroles comporte une idée accessoire que le chant n'aura pas pu
rendre, le musicien l'enchâssera dans des silences ou dans des tenues, de
manière qu'il puisse la présenter à l'auditeur sans le détourner de celle du
chant. L'avantage serait encore plus grand si cette idée accessoire pouvait
être rendue par un accompagnement contraint et continu, qui fît plutôt un
léger murmure qu'un véritable chant, comme serait le bruit d'une rivière ou
le gazouillement des oiseaux; car alors le compositeur pourrait séparer
tout-à-fait le chant de l'accompagnement; et destinant uniquement ce dernier
à rendre l'idée accessoire, il disposera son chant de manière à donner des
jours fréquents à l'orchestre, en observant avec soin que la symphonie soit
toujours dominée par la partie chantante, ce qui dépend encore plus de l'art
du compositeur que de l'exécution des instruments: mais ceci demande une
expérience consommée, pour éviter la duplicité de mélodie.
Voilà
tout ce que la règle de l'unité peut accorder au goût du musicien pour parer
le chant ou le rendre plus expressif, soit en embellissant le sujet
principal, soit en y en ajoutant un autre qui lui reste assujetti: mais de
faire chanter à part des violons d'un côté, de l'autre des flûtes, de
l'autre des bassons, chacun sur un dessin particulier et presque sans
rapport entre eux, et d'appeler tout ce chaos de la musique, c'est insulter
également l'oreille et le jugement des auditeurs.
Une
autre chose qui n'est pas moins contraire que la multiplication des parties
à la règle que je viens d'établir, c'est l'abus ou plutôt l'usage des
fugues, imitations, doubles dessins, et autres beautés arbitraires et de
pure convention, qui n'ont presque de mérite que la difficulté vaincue, et
qui toutes ont été inventées dans la naissance de l'art pour faire briller
le savoir, en attendant qu'il fût question du génie. Je ne dis pas qu'il
soit tout-à-fait impossible de conserver l'unité de mélodie dans une fugue,
en conduisant habilement l'attention de l'auditeur d'une partie à l'autre à
mesure que le sujet y passe; mais ce travail est si pénible, que presque
personne n'y réussit, et si ingrat, qu'à peine le succès peut-il dédommager
de la fatigue d'un tel ouvrage. Tout cela, n'aboutissant qu'à faire du
bruit, ainsi que la plupart de nos chœurs si admirés[14]
, est également indigne d'occuper la plume d'un homme de génie et
l'attention d'un homme de goût. A l'égard des contrefugues, doubles fugues,
fugues renversées, basses contraintes, et autres sottises difficiles que
l'oreille ne peut souffrir et que la raison ne peut justifier, ce sont
évidemment des restes de barbarie et de mauvais goût, qui ne subsistent,
comme les portails de nos églises gothiques, que pour la honte de ceux qui
ont eu la patience de les faire.
Il a
été un temps où l'Italie était barbare: et, même après la renaissance des
autres arts, que l'Europe lui doit tous, la musique plus tardive n'y a point
pris aisément cette pureté de goût qu'on y voit briller aujourd'hui; et l'on
ne peut guère donner une plus mauvaise idée de ce qu'elle était alors, qu'en
remarquant qu'il n'y a eu pendant longtemps qu'une même musique en France et
en Italie[15] , et que les
musiciens des deux contrées communiquaient familièrement entre eux, non
pourtant sans qu'on pût remarquer déjà dans les nôtres le germe de cette
jalousie qui est inséparable de l'infériorité. Lulli même, alarmé de
l'arrivée de Corelli, se hâta de le faire chasser de France; ce qui lui fut
d'autant plus aisé que Corelli était plus grand homme, et, par conséquent,
moins courtisan que lui. Dans ces temps où la musique naissait à peine, elle
avait en Italie cette ridicule emphase de science harmonique, ces
pédantesques prétentions de doctrine qu'elle a chèrement conservées parmi
nous, et par lesquelles on distingue aujourd'hui cette musique méthodique,
compassée, mais sans génie, sans invention et sans goût, qu'on appelle à
Paris musique écrite par excellence, et qui, tout au plus, n'est bonne, en
effet, qu'à écrire, et jamais à exécuter.
Depuis
même que les Italiens ont rendu l'harmonie plus pure, plus simple, et donné
tous leurs soins à la perfection de la mélodie, je ne nie pas qu'il ne soit
encore demeuré parmi eux quelques légères traces des fugues et dessins
gothiques, et quelquefois de doubles et triples mélodies: c'est de quoi je
pourrais citer plusieurs exemples dans les intermèdes qui nous sont connus,
et entre autres le mauvais quatuor qui est à la fin de la Femme
orgueilleuse. Mais outre que ces choses sortent du caractère établi, outre
qu'on ne trouve jamais rien de semblable dans les tragédies, et qu'il n'est
pas plus juste de juger l'opéra italien sur ces farces, que de juger notre
théâtre français sur l'Impromptu de campagne, ou le Baron de la Crasse; il
faut aussi rendre justice à l'art avec lequel les compositeurs ont souvent
évité, dans ces intermèdes, les pièges qui leur étaient tendus par les
poètes, et ont fait tourner au profit de la règle des situations qui
semblaient les forcer à l'enfreindre.
De
toutes les parties de la musique, la plus difficile à traiter, sans sortir
de l'unité de mélodie, est le duo; et cet article mérite de nous arrêter un
moment. L'auteur de la lettre sur Omphale a déjà remarqué que les duos sont
hors de la nature; car rien n'est moins naturel que de voir deux personnes
se parler à la fois durant un certain temps, soit pour dire la même chose,
soit pour se contredire, sans jamais s'écouter ni se répondre. Et quand
cette supposition pourrait s'admettre en certains cas, il est bien certain
que ce ne serait jamais dans la tragédie, où cette indécence n'est
convenable ni à la dignité des personnages qu'on y fait parler, ni à
l'éducation qu'on leur suppose. Or, le meilleur moyen de sauver cette
absurdité, c'est de traiter, le plus qu'il est possible, le duo en dialogue,
et ce premier soin regarde le poète: ce qui regarde le musicien, c'est de
trouver un chant convenable au sujet, et distribué de telle sorte que,
chacun des interlocuteurs parlant alternativement, toute la suite du
dialogue ne forme qu'une mélodie, qui, sans changer de sujet, ou du moins
sans altérer le mouvement, passe dans son progrès d'une partie à l'autre
sans cesser d'être une, et sans enjamber. Quand on joint ensemble les deux
parties, ce qui doit se faire rarement et durer peu, il faut trouver un
chant susceptible d'une marche par tierces ou par sixtes dans lequel la
seconde partie fasse son effet sans distraire l'oreille de la première: il
faut garder la dureté des dissonances, les sons perçants et renforcés, le
fortisismo de l'orchestre, pour des instants de désordre et de transport où
les acteurs, semblant s'oublier eux-mêmes, portent leur égarement dans l'âme
de tout spectateur sensible, et lui font éprouver le pouvoir de l'harmonie
sobrement ménagée. Mais ces instants doivent être rares et amenés avec art.
Il faut, par une musique douce et affectueuse, avoir déjà disposé l'oreille
et le cœur à l'émotion pour que l'un et l'autre se prêtent à ces
ébranlements violents: et il faut qu'ils passent avec la rapidité qui
convient à notre faiblesse; car, quand l'agitation est trop forte, elle ne
saurait durer; et tout ce qui est au-delà de la nature ne touche plus.
En
disant ce que les duo doivent être, j'ai dit précisément ce qu'ils sont dans
les opéra italiens. Si quelqu'un a pu entendre sur un théâtre d'Italie un
duo tragique chanté par deux bons acteurs, et accompagné par un véritable
orchestre, sans en être attendri; s'il a pu d'un oeil sec assister aux
adieux de Mandane et d'Arbace, je le tiens digne de pleurer à ceux de Libye
et d'Epaphus.
Mais
sans insister sur les duo tragiques, genre de musique dont on n'a pas même
l'idée à Paris, je puis vous citer un duo comique qui est connu de tout le
monde, et je le citerai hardiment comme un modèle de chant, d'unité, de
mélodie, de dialogue et de goût, auquel, selon moi, rien ne manquera, quand
il sera bien exécuté, que des auditeurs qui sachent l'entendre: c'est celui
du premier acte de la Serva Padrona, Lo conosco a quegl' occhietti, et
cetera. J'avoue que peu de musiciens français sont en état d'en sentir les
beautés; et je dirais volontiers du Pergolèse, comme Cicéron disait
d'Homère, que c'est avoir déjà fait beaucoup de progrès dans l'art, que de
se plaire à sa lecture.
J'espère, monsieur, que vous me pardonnerez la longueur de cet article en
faveur de sa nouveauté et de l'importance de son objet: j'ai cru devoir
m'étendre un peu sur une règle aussi essentielle que celle de l'unité de
mélodie; règle dont aucun théoricien, que je sache, n'a parlé jusqu'à ce
jour, que les compositeurs italiens ont seuls sentie et pratiquée, sans se
douter peut-être de son existence, et de laquelle dépendent la douceur du
chant, la force de l'expression, et presque tout le charme de la bonne
musique. Avant que de quitter ce sujet, il me reste à vous montrer qu'il en
résulte de nouveaux avantages pour l'harmonie même, aux dépens de laquelle
je semblais accorder tout l'avantage à la mélodie, et que l'expression du
chant donne lieu à celle des accords en forçant le compositeur à les
ménager.
Vous
ressouvenez-vous, monsieur, d'avoir entendu quelquefois, dans les intermèdes
qu'on nous a donnés cette année, le fils de l'entrepreneur italien; jeune
enfant de dix ans au plus, accompagner quelquefois à l'Opéra? Nous fûmes
frappés, dès le premier jour, de l'effet que produisait sous ses petits
doigts l'accompagnement du clavecin; et tout le spectacle s'aperçut à son
jeu précis et brillant que ce n'était pas l'accompagnateur ordinaire. Je
cherchai aussitôt les raisons de cette différence, car je ne doutais pas que
le sieur Noblet ne fût bon harmoniste et n'accompagnât très-exactement: mais
quelle fut ma surprise, en observant les mains du petit bonhomme, de voir
qu'il ne remplissait presque jamais les accords, qu'il supprimait beaucoup
de sons, et n'employait très-souvent que deux doigts, dont l'un sonnait
presque toujours l'octave de la basse! Quoi! disais-je en moi-même,
l'harmonie complète fait moins d'effet que l'harmonie mutilée, et nos
accompagnateurs, en rendant tous les accords pleins, ne font qu'un bruit
confus, tandis que celui-ci, avec moins de sons, fait plus d'harmonie, ou,
du moins, rend son accompagnement plus sensible et plus agréable! Ceci fut
pour moi un problème inquiétant; et j'en compris encore mieux toute
l'importance, quand, après d'autres observations, je vis que les Italiens
accompagnaient tous de la même manière que le petit bambin, et que, par
conséquent, cette épargne dans leur accompagnement devait tenir au même
principe que celle qu'ils affectent dans leur partition.
Je
comprenais bien que la basse, étant le fondement de toute l'harmonie, doit
toujours dominer sur le reste, et que, quand les autres parties l'étouffent
ou la couvrent, il en résulte une confusion qui peut rendre l'harmonie plus
sourde; et je m'expliquais ainsi pourquoi les Italiens, si économes de leur
main droite dans l'accompagnement, redoublent ordinairement à la gauche
l'octave de la basse; pourquoi ils mettent tant de contre-basses dans leurs
orchestres, et pourquoi ils font si souvent marcher leurs quintes[16]
avec la basse, au lieu de leur donner une autre partie, comme les Français
ne manquent jamais de faire. Mais ceci, qui pouvait rendre raison de la
netteté des accords, n'en rendait pas de leur énergie, et je vis bientôt
qu'il devait y avoir quelque principe plus caché et plus fin de l'expression
que je remarquais dans la simplicité de l'harmonie italienne, tandis que je
trouvais la nôtre si composée, si froide et si languissante.
Je me
souvins alors d'avoir lu dans quelque ouvrage de M. Rameau que chaque
consonance a son caractère particulier, c'est-à-dire une manière d'affecter
l'âme qui lui est propre; que l'effet de la tierce n'est point le même que
celui de la quinte, ni l'effet de la quarte le même que celui de la sixte:
de même les tierces et les sixtes mineures doivent produire des affections
différentes de celles que produisent les tierces et les sixtes majeures; et
ces faits une fois accordés, il s'ensuit assez évidemment que les
dissonances et tous les intervalles possibles seront aussi dans le même cas;
expérience que la raison confirme, puisque, toutes les fois que les rapports
sont différents, l'impression ne saurait être la même.
Or, me
disais-je à moi-même en raisonnant d'après cette supposition, je vois
clairement que deux consonances ajoutées l'une à l'autre mal à propos,
quoique selon les règles des accords, pourront, même en augmentant
l'harmonie, affaiblir mutuellement leur effet, le combattre ou le partager.
Si tout l'effet d'une quinte m'est nécessaire pour l'expression dont j'ai
besoin, je peux risquer d'affaiblir cette expression par un troisième son,
qui, divisant cette quinte en deux autres intervalles, en modifiera
nécessairement l'effet par celui des deux tierces dans lesquelles je la
résous; et ces tierces mêmes, quoique le tout ensemble fasse une fort bonne
harmonie, étant de différente espèce, peuvent encore nuire mutuellement à
l'impression l'une de l'autre. De même si l'impression simultanée de la
quinte et des deux tierces m'était nécessaire, j'affaiblirais et
j'altérerais mal à propos cette impression en retranchant un des trois sons
qui en forment l'accord. Ce raisonnement devient encore plus sensible
appliqué à la dissonance. Supposons que j'aie besoin de toute la dureté du
triton, ou de toute la fadeur de la fausse quinte, opposition, pour le dire
en passant, qui prouve combien les divers renversements des accords en
peuvent changer l'effet; si, dans une telle circonstance, au lieu de porter
à l'oreille les deux uniques sons qui forment la dissonance, je m'avise de
remplir l'accord de tous ceux qui lui conviennent, alors j'ajoute au triton
la seconde et la sixte, et à la fausse quinte la sixte et la tierce,
c'est-à-dire qu'introduisant dans chacun de ces accords une nouvelle
dissonance, j'y introduis en même temps trois consonances qui doivent
nécessairement en tempérer et affaiblir l'effet, en rendant un de ces
accords moins fade et l'autre moins dur. C'est donc un principe certain et
fondé dans la nature, que toute musique où l'harmonie est scrupuleusement
remplie, tout accompagnement où tous les accords sont complets, doit faire
beaucoup de bruit, mais avoir très-peu d'expression: ce qui est précisément
le caractère de la musique française. Il est vrai qu'en ménageant les
accords et les parties, le choix devient difficile et demande beaucoup
d'expérience et de goût pour le faire toujours à propos: mais s'il y a une
règle pour aider au compositeur à se bien conduire en pareille occasion,
c'est certainement celle de l'unité de mélodie que j'ai tâché d'établir, ce
qui se rapporte au caractère de la musique italienne, et rend raison de la
douceur du chant, joint à la force d'expression qui y règne.
Il suit
de tout ceci qu'après avoir bien étudié les règles élémentaires de
l'harmonie, le musicien ne doit point se hâter de la prodiguer
inconsidérément, ni se croire en état de composer parce qu'il sait remplir
des accords, mais qu'il doit, avant que de mettre la main à l'œuvre,
s'appliquer à l'étude beaucoup plus longue et plus difficile des impressions
diverses que les consonances, les dissonances, et tous les accords, font sur
les oreilles sensibles, et se dire souvent à lui-même que le grand art du
compositeur ne consiste pas moins à savoir discerner dans l'occasion les
sons qu'on doit supprimer, que ceux dont il faut faire usage. C'est en
étudiant et feuilletant sans cesse les chefs-d'œuvre de l'Italie qu'il
apprendra à faire ce choix exquis, si la nature lui a donné assez de génie
et de goût pour en sentir la nécessité; car les difficultés de l'art ne se
laissent apercevoir qu'à ceux qui sont faits pour les vaincre: et ceux-là ne
s'aviseront pas de compter avec mépris les portées vides d'une partition;
mais voyant la facilité qu'un écolier aurait eue à les remplir, ils
soupçonneront et chercheront les raisons de cette simplicité trompeuse,
d'autant plus admirable qu'elle cache des prodiges sous une feinte
négligence, et que l'arte che tutto fa, nulla si scuopre.
Voilà,
à ce qu'il me semble, la cause des effets surprenants que produit l'harmonie
de la musique italienne, quoique beaucoup moins chargée que la nôtre, qui en
produit si peu: ce qui ne signifie pas qu'il ne faille jamais remplir
l'harmonie, mais qu'il ne faut la remplir qu'avec choix et discernement. Ce
n'est pas non plus à dire que pour ce choix le musicien soit obligé de faire
tous ces raisonnements, mais qu'il en doit sentir le résultat. C'est à lui
d'avoir du génie et du goût pour trouver les choses d'effet; c'est au
théoricien à en chercher les causes, et à dire pourquoi ce sont des choses
d'effet.
Si vous
jetez les yeux sur nos compositions modernes, surtout si vous les écoutez,
vous reconnaîtrez bientôt que nos musiciens ont si mal compris tout ceci,
que, s'efforçant d'arriver au même but, ils ont directement suivi la route
opposée; et, s'il m'est permis de vous dire naturellement ma pensée, je
trouve que plus notre musique se perfectionne en apparence, et plus elle se
gâte en effet. Il était peut-être nécessaire qu'elle vînt au point où elle
est, pour accoutumer insensiblement nos oreilles à rejeter les préjugés de
l'habitude, et à goûter d'autres airs que ceux dont nos nourrices nous ont
endormis; mais je prévois que, pour la porter au très-médiocre degré de
bonté dont elle est susceptible, il faudra tôt ou tard commencer par
redescendre ou remonter au point où Lulli l'avait mise. Convenons que
l'harmonie de ce célèbre musicien est plus pure et moins renversée; que ses
basses sont plus naturelles, et marchent plus rondement; que son chant est
mieux suivi; que ses accompagnements, moins chargés, naissent mieux du sujet
et en sortent moins; que son récitatif est beaucoup moins maniéré, et par
conséquent beaucoup meilleur que le nôtre: ce qui se confirme par le goût de
l'exécution; car l'ancien récitatif était rendu par les acteurs de ce
temps-là tout autrement que nous ne faisons aujourd'hui. Il était plus vif
et moins traînant; on le chantait moins, et on le déclamait davantage[17].
Les cadences, les ports-de-voix se sont multipliés dans le nôtre; il est
devenu encore plus languissant, et l'on n'y trouve presque plus rien qui le
distingue de ce qu'il nous plaît d'appeler air.
Puisqu'il est question d'airs et de récitatifs, vous voulez bien, monsieur,
que je termine cette lettre par quelques observations sur l'un et sur
l'autre, qui deviendront peut-être des éclaircissements utiles à la solution
du problème dont il s'agit.
On peut
juger de l'idée de nos musiciens sur la constitution d'un opéra, par la
singularité de leur nomenclature. Ces grands morceaux de musique italienne
qui ravissent, ces chefs-d'œuvre de génie qui arrachent des larmes, qui
offrent les tableaux les plus frappants, qui peignent les situations les
plus vives, et portent dans l'âme toutes les passions qu'ils expriment, les
Français les appellent des ariettes. Ils donnent le nom d'airs à ces
insipides chansonnettes dont ils entremêlent les scènes de leurs opéras, et
réservent celui de monologues par excellence à ces traînantes et ennuyeuses
lamentations à qui il ne manque, pour assoupir tout le monde, que d'être
chantées juste et sans cris.
Dans
les opéra italiens tous les airs sont en situation et font partie des
scènes. Tantôt c'est un père désespéré qui croit voir l'ombre d'un fils
qu'il a fait mourir injustement lui reprocher sa cruauté; tantôt c'est un
prince débonnaire qui, forcé de donner un exemple de sévérité, demande aux
dieux de lui ôter l'empire, ou de lui donner un cœur moins sensible. Ici
c'est une mère tendre qui verse des larmes en retrouvant son fils qu'elle
croyait mort; là c'est le langage de l'amour, non rempli de ce fade et
puérile galimatias de flammes et de chaînes, mais tragique, vif, bouillant,
entrecoupé, et tel qu'il convient aux passions impétueuses. C'est sur de
telles paroles qu'il sied bien de déployer toutes les richesses d'une
musique pleine de force et d'expression, et de renchérir sur l'énergie de la
poésie par celle de l'harmonie et du chant. Au contraire, les paroles de nos
ariettes, toujours détachées du sujet, ne sont qu'un misérable jargon
emmiellé, qu'on est trop heureux de ne pas entendre; c'est une collection
faite au hasard du très-petit nombre de mots sonores que notre langue peut
fournir, tournés et retournés de toutes les manières, excepté de celle qui
pourrait leur donner du sens. C'est sur ces impertinents amphigouris que nos
musiciens épuisent leur goût et leur savoir, et nos acteurs leurs gestes et
leurs poumons: c'est à ces morceaux extravagants que nos femmes se pâment
d'admiration. Et la preuve la plus marquée que la musique française ne sait
ni peindre ni parler, c'est qu'elle ne peut développer le peu de beautés
dont elle est susceptible que sur des paroles qui ne signifient rien.
Cependant, à entendre les Français parler de musique, on croirait que c'est
dans leurs opéra qu'elle peint de grands tableaux et de grandes passions, et
qu'on ne trouve que des ariettes dans les opéra italiens, où le nom même
d'ariette et la ridicule chose qu'il exprime sont également inconnus. Il ne
faut pas être surpris de la grossièreté de ces préjugés; la musique
italienne n'a d'ennemis, même parmi nous, que ceux qui n'y connaissent rien;
et tous les Français qui ont tenté de l'étudier dans le seul dessein de la
critiquer en connaissance de cause, ont bientôt été ses plus zélés
admirateurs[18].
Après
les ariettes, qui font à Paris le triomphe du goût moderne, viennent les
fameux monologues qu'on admire dans nos anciens opéra: sur quoi l'on doit
remarquer que nos plus beaux airs sont toujours dans les monologues et
jamais dans les scènes, parce que nos acteurs n'ayant aucun jeu muet, et la
musique n'indiquant aucun geste et ne peignant aucune situation, celui qui
garde le silence ne sait que faire de sa personne pendant que l'autre
chante.
Le
caractère traînant de la langue, le peu de flexibilité de nos voix, et le
ton lamentable qui règne perpétuellement dans notre opéra, mettent presque
tous les monologues français sur un mouvement lent; et comme la mesure ne
s'y fait sentir ni dans le chant, ni dans la basse, ni dans
l'accompagnement, rien n'est si traînant, si lâche, si languissant, que ces
beaux monologues que tout le monde admire en bâillant: ils voudraient être
tristes, et ne sont qu'ennuyeux; ils voudraient toucher le cœur, et ne font
qu'affliger les oreilles.
Les
Italiens sont plus adroits dans leurs adagio; car, lorsque le chant est si
lent qu'il serait à craindre qu'il ne laissât affaiblir l'idée de la mesure,
ils font marcher la basse par notes égales qui marquent le mouvement, et
l'accompagnement le marque aussi par des subdivisions de notes, qui,
soutenant la voix et l'oreille en mesure, ne rendent le chant que plus
agréable et surtout plus énergique par cette précision. Mais la nature du
chant français interdit cette ressource à nos compositeurs: car, dès que
l'acteur serait forcé d'aller en mesure, il ne pourrait plus développer sa
voix ni son jeu, traîner son chant, renfler, prolonger ses sons, ni crier à
pleine tête, et par conséquent il ne serait plus applaudi.
Mais ce
qui prévient encore plus efficacement la monotonie et l'ennui dans les
tragédies italiennes, c'est l'avantage de pouvoir exprimer tous les
sentiments et peindre tous les caractères avec telle mesure et tel mouvement
qu'il plaît au compositeur. Notre mélodie, qui ne dit rien par elle-même,
tire toute son expression du mouvement qu'on lui donne; elle est forcément
triste sur une mesure lente, furieuse ou gaie sur un mouvement vif, grave
sur un mouvement modéré: le chant n'y fait presque rien; la mesure seule,
ou, pour parler plus juste, le seul degré de vitesse détermine le caractère.
Mais la mélodie italienne trouve dans chaque mouvement des expressions pour
tous les caractères, des tableaux pour tous les objets. Elle est, quand il
plaît au musicien, triste sur un mouvement vif, gaie sur un mouvement lent,
et, comme je l'ai déjà dit, elle change sur le même mouvement de caractère
au gré du compositeur; ce qui lui donne la facilité des contrastes, sans
dépendre en cela du poète, et sans s'exposer à des contresens.
Voilà
la source de cette prodigieuse variété que les grands maîtres d'Italie
savent répandre dans leurs opéras, sans jamais sortir de la nature: variété
qui prévient la monotonie, la langueur, et l'ennui, et que les musiciens
français ne peuvent imiter, parce que leurs mouvements sont donnés par le
sens des paroles, et qu'ils sont forcés de s'y tenir, s'ils ne veulent
tomber dans des contresens ridicules.
A
l'égard du récitatif, dont il me reste à parler, il me semble que, pour en
bien juger, il faudrait une fois savoir précisément ce que c'est; car
jusqu'ici je ne sache pas que, de tous ceux qui en ont disputé, personne se
soit avisé de le définir. Je ne sais, monsieur, quelle idée vous pouvez
avoir de ce mot; quant à moi, j'appelle récitatif une déclamation
harmonieuse, c'est-à-dire une déclamation dont toutes les inflexions se font
par intervalles harmoniques: d'où il suit que, comme chaque langue a une
déclamation qui lui est propre, chaque langue doit aussi avoir son récitatif
particulier; ce qui n'empêche pas qu'on ne puisse très-bien comparer un
récitatif à un autre, pour savoir lequel des deux est le meilleur, ou celui
qui se rapporte le mieux à son objet.
Le
récitatif est nécessaire dans les drames lyriques, premier pour lier
l'action et rendre le spectacle un; second pour faire valoir les airs dont
la continuité deviendrait insupportable; troisième pour exprimer une
multitude de choses qui ne peuvent ou ne doivent point être exprimées par la
musique chantante et cadencée. La simple déclamation ne pouvait convenir à
tout cela dans un ouvrage lyrique, parce que la transition de la parole au
chant, et surtout du chant à la parole, a une dureté à laquelle l'oreille se
prête difficilement, et forme un contraste choquant qui détruit toute
l'illusion, et par conséquent l'intérêt: car il y a une sorte de
vraisemblance qu'il faut conserver, même à l'Opéra, en rendant le discours
tellement uniforme, que le tout puisse être pris au moins pour une langue
hypothétique. Joignez à cela que le secours des accords augmente l'énergie
de la déclamation harmonieuse, et dédommage avantageusement de ce qu'elle a
de moins naturel dans les intonations.
Il est
évident, d'après ces idées, que le meilleur récitatif, dans quelque langue
que ce soit, si elle a d'ailleurs les conditions nécessaires, est celui qui
approche le plus de la parole; s'il y en avait un qui en approchât
tellement, en conservant l'harmonie qui lui convient, que l'oreille ou
l'esprit pût s'y tromper, on devrait prononcer hardiment que celui-là aurait
atteint toute la perfection dont aucun récitatif puisse être susceptible.
Examinons maintenant sur cette règle ce qu'on appelle en France récitatif;
et dites-moi, je vous prie, quel rapport vous pouvez trouver entre ce
récitatif et notre déclamation. Comment concevrez-vous jamais que la langue
française, dont l'accent est si uni, si simple, si modeste, si peu chantant,
soit bien rendue par les bruyantes et criardes intonations de ce récitatif,
et qu'il y ait quelque rapport entre les douces inflexions de la parole et
ces sons soutenus et renflés, ou plutôt ces cris éternels qui font le tissu
de cette partie de notre musique encore plus même que des airs? Faites, par
exemple, réciter à quelqu'un qui sache lire les quatre premiers vers de la
fameuse reconnaissance d'Iphigénie; à peine reconnaîtrez-vous quelques
légères inégalités, quelques faibles inflexions de voix, dans un récit
tranquille qui n'a rien de vif ni de passionné, rien qui doive engager celle
qui le fait à élever ou à baisser la voix. Faites ensuite réciter par une de
nos actrices ces mêmes vers sur la note du musicien, et tâchez, si vous le
pouvez, de supporter cette extravagante criaillerie qui passe à chaque
instant de bas en haut et de haut en bas, parcourt sans sujet toute
l'étendue de la voix, et suspend le récit hors de propos pour filer de beaux
sons sur des syllabes qui ne signifient rien, et qui ne forment aucun repos
dans le sens.
Qu'on
joigne à cela les fredons, les cadences, les ports-de-voix qui reviennent à
chaque instant, et qu'on me dise quelle analogie il peut y avoir entre la
parole et toute cette maussade prétentaille, entre la déclamation et ce
prétendu récitatif; qu'on me montre au moins quelque côté par lequel on
puisse raisonnablement vanter ce merveilleux récitatif français dont
l'invention fait la gloire de Lulli.
C'est
une chose assez plaisante que d'entendre les partisans de la musique
française se retrancher dans le caractère de la langue, et rejeter sur elle
des défauts dont ils n'osent accuser leur idole, tandis qu'il est de toute
évidence que le meilleur récitatif qui peut convenir à la langue française
doit être opposé presque en tout à celui qui y est en usage; qu'il doit
rouler entre de fort petits intervalles, n'élever ni n'abaisser beaucoup la
voix; peu de sons soutenus, jamais d'éclats, encore moins de cris; rien
surtout qui ressemble au chant; peu d'inégalité dans la durée ou valeur des
notes, ainsi que dans leurs degrés. En un mot, le vrai récitatif français,
s'il peut y en avoir un, ne se trouvera que dans une route directement
contraire à celle de Lulli et de ses successeurs, dans quelque route
nouvelle qu'assurément les compositeurs français, si fiers de leur faux
savoir, et par conséquent si éloignés de sentir et d'aimer le véritable, ne
s'aviseront pas de chercher si tôt, et que probablement ils ne trouveront
jamais.
Ce
serait ici le lieu de vous montrer, par l'exemple du récitatif italien, que
toutes les conditions que j'ai supposées dans un bon récitatif peuvent en
effet s'y trouver; qu'il peut avoir à la fois toute la vivacité de la
déclamation et toute l'énergie de l'harmonie; qu'il peut marcher aussi
rapidement que la parole, et être aussi mélodieux qu'un véritable chant;
qu'il peut marquer toutes les inflexions dont les passions les plus
véhémentes animent le discours, sans forcer la voix du chanteur ni étourdir
les oreilles de ceux qui écoutent. Je pourrais vous montrer comment, à
l'aide d'une marche fondamentale particulière, on peut multiplier les
modulations du récitatif d'une manière qui lui soit propre, et qui contribue
à le distinguer des airs, où, pour conserver les grâces de la mélodie, il
faut changer de ton moins fréquemment; comment surtout, quand on veut donner
à la passion le temps de déployer tous ses mouvements, on peut, à l'aide
d'une symphonie habilement ménagée, faire exprimer à l'orchestre, par des
chants pathétiques et variés, ce que l'acteur ne doit que réciter:
chef-d'œuvre de l'art du musicien, par lequel il sait, dans un récitatif
obligé[19] , joindre la mélodie
la plus touchante à toute la véhémence de la déclamation, sans jamais
confondre l'une avec l'autre: je pourrais vous déployer les beautés sans
nombre de cet admirable récitatif, dont on fait en France tant de contes
aussi absurdes que les jugements qu'on s'y mêle d'en porter; comme si
quelqu'un pouvait prononcer sur un récitatif sans connaître à fond la langue
à laquelle il est propre. Mais, pour entrer dans ces détails, il faudrait,
pour ainsi dire, créer un nouveau dictionnaire, inventer à chaque instant
des termes pour offrir aux lecteurs français des idées inconnues parmi eux,
et leur tenir des discours qui leur paraîtraient du galimatias. En un mot,
pour en être compris, il faudrait leur parler un langage qu'ils
entendissent, et par conséquent de sciences et d'arts de tout genre, excepté
la seule musique. Je n'entrerai donc point sur cette matière dans un détail
affecté qui ne servirait de rien pour l'instruction des lecteurs, et sur
lequel ils pourraient présumer que je ne dois qu'à leur ignorance en cette
partie la force apparente de mes preuves.
Par la
même raison je ne tenterai pas non plus le parallèle qui a été proposé cet
hiver, dans un écrit adressé au petit Prophète et à ses adversaires, de deux
morceaux de musique, l'un italien et l'autre français, qui y sont indiqués.
La scène italienne, confondue en Italie avec mille autres chefs-d'œuvre
égaux ou supérieurs, étant peu connue à Paris, peu de gens pourraient suivre
la comparaison, et il se trouverait que je n'aurais parlé que pour le petit
nombre de ceux qui savaient déjà ce que j'avais à leur dire. Mais, quant à
la scène française, j'en crayonnerai volontiers l'analyse, avec d'autant
plus de plaisir, qu'étant le morceau consacré dans la nation par les plus
unanimes suffrages, je n'aurai pas à craindre qu'on m'accuse d'avoir mis de
la partialité dans le choix, ni d'avoir voulu soustraire mon jugement à
celui des lecteurs par un sujet peu connu.
Au
reste, comme je ne puis examiner ce morceau sans en adopter le genre, au
moins par hypothèse, c'est rendre à la musique française tout l'avantage que
la raison m'a forcé de lui ôter dans le cours de cette lettre; c'est la
juger sur ses propres règles: de sorte que, quand cette scène serait aussi
parfaite qu'on le prétend, on n'en pourrait conclure autre chose, sinon que
c'est de la musique française bien faite; ce qui n'empêcherait pas que le
genre étant démontré mauvais, ce ne fût absolument de mauvaise musique. Il
ne s'agit donc ici que de voir si l'on peut l'admettre pour bonne, au moins
dans son genre.
Je vais
pour cela tâcher d'analyser en peu de mots ce célèbre monologue d'Armide,
Enfin il est en ma puissance, qui passe pour un chef-d'œuvre de déclamation,
et que les maîtres donnent eux-mêmes pour le modèle le plus parfait du vrai
récitatif français.
Je
remarque d'abord que M. Rameau l'a cité, avec raison, en exemple d'une
modulation exacte et très-bien liée: mais cet éloge, appliqué au morceau
dont il s'agit, devient une véritable satire, et M. Rameau lui-même se
serait bien gardé de mériter une semblable louange en pareil cas; car que
peut-on penser de plus mal conçu que cette régularité scolastique dans une
scène où l'emportement, la tendresse, et le contraste des passions opposées
mettent l'actrice et les spectateurs dans la plus vive agitation? Armide
furieuse vient poignarder son ennemi: à son aspect elle hésite, elle se
laisse attendrir, le poignard lui tombe des mains; elle oublie tous ses
projets de vengeance, et n'oublie pas un seul instant sa modulation. Les
réticences, les interruptions, les transitions intellectuelles que le poète
offrait au musicien, n'ont pas été une seule fois saisies par celui-ci.
L'héroïne finit par adorer celui qu'elle voulait égorger au commencement; le
musicien finit en E si mi, comme il avait commencé, sans avoir jamais quitté
les cordes les plus analogues au ton principal, sans avoir mis une seule
fois dans la déclamation de l'actrice la moindre inflexion extraordinaire
qui fît foi de l'agitation de son âme, sans avoir donné la moindre
expression à l'harmonie: et je défie qui que ce soit d'assigner par la
musique seule, soit dans le ton, soit dans la mélodie, soit dans la
déclamation, soit dans l'accompagnement, aucune différence sensible entre le
commencement et la fin de cette scène, par où le spectateur puisse juger du
changement prodigieux qui s'est fait dans le cœur d'Armide.
Observez cette basse continue: que de croches! que de petites notes
passagères pour courir après la succession harmonique! Est-ce ainsi que
marche la basse d'un bon récitatif, où l'on ne doit entendre que de grosses
notes, de loin en loin, le plus rarement qu'il est possible, et seulement
pour empêcher la voix du récitant et l'oreille du spectateur de s'égarer?
Mais
voyons comment sont rendus les beaux vers de ce monologue, qui peut passer
en effet pour un chef-d'œuvre de poésie:
Enfin il est en ma puissance ....
Voilà
un trille [a Je suis contraint de franciser ce mot, pour exprimer le
battement de gosier que les Italiens appellent ainsi, parce que, me trouvant
à chaque instant dans la nécessité de me servir du mot de cadence dans une
autre acception, il ne m'était pas possible d'éviter autrement des
équivoques continuelles. in marg.], et, qui pis est, un repos absolu dès
le premier vers, tandis que le sens n'est achevé qu'au second. J'avoue que
le poète eût peut-être mieux fait d'omettre ce second vers, et de laisser
aux spectateurs le plaisir d'en lire le sens dans l'âme de l'actrice; mais
puisqu'il l'a employé, c'était au musicien de le rendre.
Ce fatal ennemi, ce superbe vainqueur!
Je
pardonnerais peut-être au musicien d'avoir mis ce second vers dans un autre
ton que le premier, s'il se permettait un peu plus d'en changer dans les
occasions nécessaires.
Le charme du sommeil le livre à ma vengeance.
Les
mots de charme et de sommeil ont été pour le musicien un piège inévitable;
il a oublié la fureur d'Armide, pour faire ici un petit somme dont il se
réveillera au mot percer. Si vous croyez que c'est par hasard qu'il a
employé des sons doux sur le premier hémistiche, vous n'avez qu'à écouter la
basse: Lulli n'était pas homme à employer de ces dièses pour rien.
Je vais percer son invincible cœur.
Que
cette cadence finale est ridicule dans un mouvement aussi impétueux! Que ce
trille est froid et de mauvaise grâce! Qu'il est mal placé sur une syllabe
brève, dans un récitatif qui devrait voler, et au milieu d'un transport
violent!
Par lui tous mes captifs sont sortis d'esclavage:
Qu'il éprouve toute ma rage.
On voit
qu'il y a ici une adroite réticence du poète. Armide, après avoir dit
qu'elle va percer l'invincible cœur de Renaud, sent dans le sien les
premiers mouvements de la pitié, ou plutôt de l'amour: elle cherche des
raisons pour se raffermir, et cette transition intellectuelle amène fort
bien ces deux vers, qui, sans cela, se lieraient mal avec les précédents, et
deviendraient une répétition tout-à-fait superflue de ce qui n'est ignoré ni
de l'actrice ni des spectateurs.
Voyons
maintenant comment le musicien a exprimé cette marche secrète du cœur d'Armide.
Il a bien vu qu'il fallait mettre un intervalle entre ces deux vers et les
précédents, et il a fait un silence qu'il n'a rempli de rien, dans un moment
où Armide avait tant de choses à sentir, et, par conséquent, l'orchestre à
exprimer. Après cette pause, il recommence exactement dans le même ton, sur
le même accord, sur la même note par où il vient de finir, passe
successivement par tous les sons de l'accord durant une mesure entière, et
quitte enfin avec peine, et dans un moment où cela n'est plus nécessaire, le
ton autour duquel il vient de tourner si mal à propos.
Quel trouble me saisit? Qui me fait hésiter?
Autre
silence, et puis c'est tout. Ce vers est dans le même ton, presque dans le
même accord que le précédent. Pas une altération qui puisse indiquer le
changement prodigieux qui se fait dans l'âme et dans le discours d'Armide.
La tonique, il est vrai, devient dominante par un mouvement de basse. Eh
dieux! il est bien question de tonique et de dominante dans un instant où
toute liaison harmonique doit être interrompue, où tout doit peindre le
désordre et l'agitation! D'ailleurs, une légère altération qui n'est que
dans la basse, peut donner plus d'énergie aux inflexions de la voix, mais
jamais y suppléer. Dans ce vers, le cœur, les yeux, le visage, le geste d'Armide,
tout est changé, hormis sa voix: elle parle plus bas, mais elle garde le
même ton.
Qu'est-ce qu'en sa faveur la pitié me veut dire?
Frappons.
Comme
ce vers peut être pris en deux sens différents, je ne veux pas chicaner
Lulli pour n'avoir pas préféré celui que j'aurais choisi. Cependant il est
incomparablement plus vif, plus animé, et fait mieux valoir ce qui suit.
Armide, comme Lulli la fait parler, continue à s'attendrir en s'en demandant
la cause à elle-même:
Qu'est-ce qu'en sa faveur la pitié me veut dire?
Puis tout d'un coup elle revient à sa fureur par ce seul mot:
Frappons.
Armide
indignée, comme je la conçois, après avoir hésité, rejette avec
précipitation sa vaine pitié, et prononce vivement et tout d'une haleine, en
levant le poignard:
Qu'est-ce qu'en sa faveur la pitié me veut dire?
Frappons.
Peut-être Lulli lui-même a-t-il entendu ainsi ce vers, quoiqu'il l'ait rendu
autrement: car sa note décide si peu la déclamation, qu'on lui peut donner
sans risque le sens que l'on aime mieux.
...... Ciel! qui peut m'arrêter?
Achevons .... Je frémis. Vengeons-nous .... Je soupire.
Voilà
certainement le moment le plus violent de toute la scène; c'est ici que se
fait le plus grand combat dans le cœur d'Armide. Qui croirait que le
musicien a laissé toute cette agitation dans le même ton, sans la moindre
transition intellectuelle, sans le moindre écart harmonique, d'une manière
si insipide, avec une mélodie si peu caractérisée et une si inconcevable
maladresse, qu'au lieu du dernier vers que dit le poète,
Achevons. Je frémis .... Vengeons-nous .... Je soupire.
le
musicien dit exactement celui-ci,
Achevons, achevons. Vengeons-nous, vengeons-nous.
Les
trilles font surtout un bel effet sur de telles paroles, et c'est une chose
bien trouvée que la cadence parfaite sur le mot soupire!
Est-ce ainsi que je dois me venger aujourd'hui?
Ma colère s'éteint quand j'approche de lui.
Ces
deux vers seraient bien déclamés s'il y avait plus d'intervalle entre eux,
et que le second ne finît pas par une cadence parfaite. Ces cadences
parfaites sont toujours la mort de l'expression, surtout dans le récitatif
français, où elles tombent si lourdement.
Plus je le vois, plus ma vengeance est vaine.
Toute
personne qui sentira la véritable déclamation de ce vers, jugera que le
second hémistiche est à contresens; la voix doit s'élever sur ma vengeance,
et retomber doucement sur vaine.
Mon bras tremblant se refuse à ma haine.
Mauvaise cadence parfaite, d'autant plus qu'elle est accompagnée d'un
trille.
Ah! quelle cruauté de lui ravir le jour !
Faites
déclamer ce vers à mademoiselle Dumesnil, et vous trouverez que le mot
cruauté sera le plus élevé, et que la voix ira toujours en baissant jusqu'à
la fin du vers. Mais le moyen de ne pas faire poindre le jour! Je reconnais
là le musicien.
Je
passe, pour abréger, le reste de cette scène, qui n'a plus rien
d'intéressant ni de remarquable que les contre-sens ordinaires et des
trilles continuels, et je finis par le vers qui la termine.
Que, s'il se peut, je le haïsse.
Cette
parenthèse, s'il se peut, me semble une épreuve suffisante du talent du
musicien: quand on la trouve sur le même ton, sur les mêmes notes que je le
haïsse, il est bien difficile de ne pas sentir combien Lulli était peu
capable de mettre de la musique sur les paroles du grand homme qu'il tenait
à ses gages.
A
l'égard du petit air de guinguette qui est à la fin de ce monologue, je veux
bien consentir à n'en rien dire; et s'il y a quelques amateurs de la musique
française qui connaissent la scène italienne qu'on a mise en parallèle avec
celle-ci, et surtout l'air impétueux, pathétique et tragique qui la termine,
ils me sauront gré sans doute de ce silence.
Pour
résumer en peu de mots mon sentiment sur le célèbre monologue, je dis que si
on l'envisage comme du chant, on n'y trouve ni mesure, ni caractère, ni
mélodie; si l'on veut que ce soit du récitatif, on n'y trouve ni naturel, ni
expression: quelque nom qu'on veuille lui donner, on le trouve rempli de
sons filés, de trilles, et autres ornements du chant, bien plus ridicules
encore dans une pareille situation qu'ils ne le sont communément dans la
musique française. La modulation en est régulière, mais puérile par cela
même, scolastique, sans énergie, sans affection sensible. L'accompagnement
s'y borne à la basse-continue, dans une situation où toutes les puissances
de la musique doivent être déployées; et cette basse est plutôt celle qu'on
ferait mettre à un écolier sous sa leçon de musique, que l'accompagnement
d'une vive scène d'opéra, dont l'harmonie doit être choisie et appliquée
avec un discernement exquis pour rendre la déclamation plus sensible et
l'expression plus vive. En un mot, si l'on s'avisait d'exécuter la musique
de cette scène sans y joindre les paroles, sans crier ni gesticuler, il ne
serait pas possible d'y rien démêler d'analogue à la situation qu'elle veut
peindre et au sentiment qu'elle veut exprimer, et tout cela ne paraîtrait
qu'une ennuyeuse suite de sons, modulée au hasard et seulement pour la faire
durer.
Cependant ce monologue a toujours fait, et je ne doute pas qu'il ne fit
encore un grand effet au théâtre, parce que les vers en sont admirables et
la situation vive et intéressante. Mais, sans les bras et le jeu de
l'actrice, je suis persuadé que personne n'en pourrait souffrir le
récitatif, et qu'une pareille musique a grand besoin du secours des yeux
pour être supportable aux oreilles.
Je
crois avoir fait voir qu'il n'y a ni mesure ni mélodie dans la musique
française, parce que la langue n'en est pas susceptible; que le chant
français n'est qu'un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non
prévenue; que l'harmonie en est brute, sans expression, et sentant
uniquement son remplissage d'écolier; que les airs français ne sont point
des airs; que le récitatif français n'est point du récitatif. D'où je
conclus que les Français n'ont point de musique et n'en peuvent avoir[20],
ou que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux.
Je
suis, et cetera.

[1] Les curieux seront
peut-être bien aises de trouver ici le passage suivant, tiré d'un
ancien partisan du Coin de la reine, et que je m'abstiens de
traduire pour de fort bonnes raisons:
[2] Quoiqu'on entende par
mesure la détermination du nombre et du rapport des temps, et par
mouvement celle du degré de vitesse, j'ai cru pouvoir ici confondre
ces choses sous l'idée générale de modifications de la durée ou du
temps.
[8] C'est donner toute la
faveur à la musique française, que de s'y prendre ainsi: car ces
notes sous-entendues dans l'italienne ne sont pas moins de l'essence
de la mélodie que celles qui sont sur le papier. Il s'agit moins de
ce qui est écrit que de ce qui doit se chanter, et cette manière de
noter doit seulement passer pour une sorte d'abréviation: au lieu
que les cadences et les ports-de-voix du chant français sont bien,
si l'on veut, exigés par le goût, mais ne constituent point la
mélodie et ne sont pas de son essence: c'est pour elle une sorte de
fard qui couvre sa laideur sans la détruire, et qui ne la rend que
plus ridicule aux oreilles sensibles.